C’était à Boukhara…

Chroniques des incommensurables riens (3)

Nous logeons dans une petite ruelle de la vieille ville, chez la famille Zafar, à deux pas de la médersa Rashid et de son petit minaret qui ressemble à une pièce de jeu d’échecs.

Le minaret de la médersa Rashid

Dans la rue, des enfants jouent et rient. Un chat noir et blanc vient mendier un peu de nourriture tandis que nous mangeons dans la cour ce que notre hôtesse a préparé pour nous. Le ciel est éternellement bleu et les pastèques fraîches et juteuses à souhait. Moment de calme et de repos dans cette ville qui respire l’Orient bien plus que Samarcande.

Chor Minor

Ruelles en lacis comme dans les médinas du Maghreb, médersas séculaires ou même millénaires, mosquées fantasques aux faux airs moscovites, mausolées de briques tissées comme des dentelles, tapis au soleil, miniatures peintes à la main, thé au safran, épices en tas colorés…

Mausolée Samanide

Nous sommes à Boukhara, sur la route de la soie. Il y a bien des touristes, esseulés ou en groupes guidés, des bus climatisés et des hôtels avec piscine, mais Boukhara en a vu d’autres des étrangers et des caravansérails pour riches voyageurs, elle sait accueillir les uns et faire disparaître les autres comme le thé dissout les cristaux de sucre que l’on sert ici dans de petites soucoupes bleues venues de Richtan. L’étranger de passage est happé par les rues empoussiérées, parcourues par d’antiques bicyclettes et hantées par de vieilles voitures,

happé jusqu’à devenir lui-même un élément du décor, jusqu’à se fondre dans les briques sables des dômes des marchés et à oublier le pays d’où il vient. Il n’y a plus que la vieille ville de Boukhara et ses bassins. Près de celui de Lyabi Hauz, des hommes assis sur une chorpoya jouent aux dominos en buvant du thé. Les dominos claquent sur la petite table. Un vieillard à barbe blanche, calotte noire, les observe avec le plus grand sérieux.

Devant nous, un autre vieillard s’est assis. Il a des chaussures trop grandes pour lui; le bleu de sa veste est tellement délavé qu’il en semble gris. Il a posé une petite serviette sur son crâne dégarni.

Il tend un petit papier au serveur, puis il prie, prosterné vers la table. Le serveur lui apporte du thé et des samsas. A ses gestes et à sa façon de se mouvoir, nous comprenons que le vieil homme est presque aveugle. Avant de manger, il remercie Dieu.

Un peu plus tard, il s’assoit à notre table de restaurant et nous lui offrons du melon tandis qu’une petite fille de la table voisine lui donne de l’argent. Le vieil homme semble attirer le respect de tous…

Des femmes passent dans une symphonie de bleu, belles comme des gitanes.

Non loin, Nasr Eddin Hodja sur son âne a les jambes qui touchent presque par terre. Il perd ses babouches et parfois une colombe se pose sur sa tête ou ses doigts. Des enfants montent avec lui et rient à pleines dents.

Quand le soleil descend sur Boukhara, Nasr Eddin Hodja et son âne prennent des teintes dorées, le minaret de Kalyan devient une tour d’or et les voyageurs peinent à s’endormir tant ils sont ivres de ce qu’ils ont vu, goûté, senti et entendu.