Paysages choisis

Que montrer du monde? Cette question en cache une autre, plus grave et profonde : qu’en voir?
Celui qui voyage sous le seul prétexte culturel rapportera des clichés de monuments ou d’hommes et de femmes en costumes traditionnels; tel autre qui voyage pour les hommes rapportera des portraits ou des scènes de vie quotidienne; tel autre encore recherchera uniquement la beauté des paysages ou de la vie animale.

Toilette dans le Rajasthan
Khajuraho

Dans un cas comme dans les autres, tout cliché est trompeur. Rien ne ment davantage qu’une photo. Elle élude une grande partie du monde. Elle tait le bruit et les odeurs, fige le mouvement, masque la laideur. Une photo en plein soleil n’est qu’un millième de seconde de la réalité. Une photo d’un ciel nocturne en pose longue réduit un intervalle à un seul point et fait croire à un instant qui en réalité n’a jamais existé… Aussi convient-il de regarder les photographies avec circonspection et de se demander ce qu’elles cachent, d’imaginer un peu l’envers du décor.

Au printemps 2019, un épisode édifiant a eu lieu en Californie. On a vu apparaître sur Instagram de magnifiques photos de champs de coquelicots orange.
A regarder les clichés, on imagine facilement un coin de nature désert et préservé. La réalité est tout autre. Il fallait faire la queue pendant des heures pour prendre des photos et la municipalité voisine a été obligé de voter un arrêté pour interdire l’accès au site.

Il faudrait toujours montrer le monde en champ et contrechamp.

Plage de la Fisherman Colony à Mahabalipuram (Champ)
Plage de la Fisherman Colony à Mahabalipuram (Contrechamp)
Plan serré
Plan large

Je ne veux pas spécialement jeter la pierre aux pêcheurs de la Fisherman Colony de Mahabalipuram – il y a bien pire ailleurs – ils sont juste une illustration de l’inconséquence humaine. Voilà des hommes qui tirent leur subsistance de la mer; chaque jour ils jettent leurs filets et ramènent des milliers de poissons qui nourrissent leurs familles et une partie de la ville, et en retour que lui rendent-ils? Des déchets et les cadavres des poissons dont ils ne veulent pas. Qu’on imagine alors l’impact de la pêche industrielle…

La plage…
Cadavres de poissons…

Je reviens à mes questions initiales. Que montrer du monde? Qu’en voir?

Sur ce blog, nous avons essayé d’être honnêtes et de toujours montrer plusieurs faces des lieux que nous traversions. Montrer la beauté, beaucoup. Montrer la laideur, un peu. Est-ce suffisant à défaut d’être équilibré? Ne donnons-nous pas une fausse image du monde?

Nous avons traversé sept pays déjà. Nous avons contemplé de fabuleux paysages. Nous avons essayé de saisir l’immensité comme la fragilité des détails.

Mais n’y avait-il pas autre chose à montrer à côté, juste là, à quelques pas? N’y a-t-il pas quelque chose que nos clichés taisent trop souvent, ou ne révèlent pas assez: l’empreinte de l’homme?

Notre voyage n’est-il pas la quête désespérée d’un Eldorado qui n’existe pas? Pour quelques espaces vierges et paisibles – mais déjà menacés – combien avons-nous vu de désastres? Montagnes, forêts et plages souillées. Horribles concrétions sales des cités humaines. Nous avons marché dans l’ordure, nous nous sommes baignés dans l’ordure; partout le plastique comme une peste bubonique, l’innommable saleté. Il n’existe plus de lieu qui ne soit contaminé par des cadavres de bouteilles tordues, des sacs, des fossiles de tongues, des boîtes et des couverts de fast-food.
Une nouvelle fois le quartier des pêcheurs à Mahabalipuram offre une illustration amèrement ironique de cette empreinte de l’homme. La plage est pleine de tatanes abandonnées…
Partout la beauté se retire.

Dire qu’il y a urgence est encore un euphémisme.