Voyager immobile

Un récit de ma fille Chloé, confinée au Laos avec son compagnon Vincent.

Nous vivons sur le Mékong. Notre regard surtout y flotte sans cesse.


L’eau est claire, souvent plus verte que bleue, surtout dans ses zones d’ombres où elle prend un vert profond, devient forêt liquide.
Il y a les jeunes femmes qui ramassent les coquillages dans leurs grands paniers tressés. Les cris et les éclaboussures des enfants. Régulièrement, le vrombissement des barques à moteur, seul moyen de quitter et rejoindre l’île. S’il n’y a pas de pêcheurs, plongeant ou déployant leurs filets, on peut chercher les pièges : cordes, bouteilles et grandes cages de bambous.


Et bien sûr il y a toujours les poissons. Une fois c’était tout un banc se disputant la carcasse d’une souris blanche. Un petit serpent rouge, aussi. Vincent a même vu le saut d’un de ces rares dauphins de l’Irrawaddy. Mais le plus souvent l’œil se pose seulement sur le fleuve, hypnotisé par les rides désordonnées que le courant imprime à sa surface et les reflets changeants dictés par les nuages. Là, les pensées peuvent tranquillement voguer jusqu’à l’océan.

C’est calme. Difficile de ne pas l’être aussi. Le temps fond sous la chaleur. Les heures s’écoulent avec notre sueur.
Quand le ventilateur et les pages d’un livre ne suffisent plus à s’évader de la moiteur il ne reste plus qu’à chercher l’eau, de la douche ou du fleuve. Mieux : partir en quête du jus glacé d’un ananas, d’une mangue, d’une noix de coco.


Toute la rive est ponctuée de terrasses sur pilotis où tables basses et matelas invitent à garder le rythme indolent que les hamacs imposent dans leur doux balancement (au moment où j’écris ces mots, une grosse averse venteuse vient de m’éjecter du mien, de hamac. C’est le début du nouvel an Laotien aujourd’hui, l’arrivée de la saison des pluies aussi. Vivre la mousson nous plaît, à part pour les moustiques qui jusque là ne nous manquaient pas!).

Un chemin de terre fait le tour de l’île sur huit kilomètres : s’y concentrent toutes les habitations, guesthouses, bungalows, restaurants et magasins. Le centre, soit en fait la quasi-totalité de la surface de l’île, n’est que rizières. En ce moment, asséchées, elles offrent une pénible vue, désert de tiges mortes au blond presque blanc. Dans ce vide brûlant personne ne passe, le temple s’y est perdu et reste toujours plus ou moins sans prières. Si, parfois, des amateurs de foot viennent disparaître dans les vagues de poussières qu’ils soulèvent. Seuls les arbres refusent de capituler : cocotiers, bananiers, jacquiers, kapokiers, tecks, banyans et tout ceux que je ne peux nommer gardent leurs verts toute l’année. Ils sauvent à peine le décor.
Pour voir la vie, il faut rester près du fleuve.
Chaque famille prend soin de garder vivantes d’innombrables plantes, en parterres, en pots de toutes sortes, en potagers, accrochés partout, bordant tous les espaces. On pourrait résumer en cascades de tiges, fleurs, couleurs, feuilles de tous les verts, de toutes les formes, odeur, ombre et douceur. Je préciserai quand même : l’impressionnante averse dorée du cassier, la senteur sucrée du frangipanier, le rouge flamboyant de la fleur de paon ou du bec de perroquet, orchidées hypnotiques, enivrants bougainvilliers, hibiscus et quisqualiers, puis tant d’autres exquises délicatesses, dans tous les tons du rose jusqu’au violet.

Photo A.M

Bref, c’est beau.
Mais on a vite fait d’oublier. La végétation habite immobile là où les enfants, vrais maîtres de l’île, au moins en nombre, surgissent en courses, danses, cris, pleurs : partout ça joue et ça bêtise.

Et ils ne sont pas seuls. Pas un pas sans croiser des poussins, des canetons, minuscules, duveteux et dandinants, en cohorte hésitante à la suite de leur mère. Les vaches et leurs veaux timides s’aventurent en petits groupes hors du cœur aride des rizières pour goûter à tout ce qu’elles peuvent avant d’être chassées.
Il y aussi les chiens, parfois excessivement amicaux, les cochons, les papillons, les oiseaux et les adorables geckos… Si l’on a pas épuisé là ses réserves de tendresse il reste à en donner aux nombreuses portées de chatons maladroits et câlins ! Autant dire que les 1500 mètres entre notre chambre et la pointe nord de l’île où nous avons nos habitudes (le restaurant indien !) se font souvent lentement.
Il ne faut pas cependant se laisser distraire au point d’oublier le péril qu’il y a à croiser un enfant en équilibre précaire sur un vélo démesuré, dans l’étroitesse d’un pont de bois aux planches disjointes. De même les antiques mobylettes raccordées au carton et bouts de ficelle se conduisent dès dix ans, sans limite aux nombres d’humains et d’objets ainsi transportables.
Vous excuserez bien ma tentative d’insérer là un soupçon de tension dramatique à ma litanie descriptive. En réalité je n’ai pas connaissance d’un quelconque accident.
Il n’y a pas de voitures du tout, seulement quelques spécimens de ces machines à roulettes follement créatives que l’on trouve en Asie : grosses charrettes en bois tirées au motoculteur, deux roues auxquels on a soudé au choix, un toit et une petite cage sur le côté pour faire office de taxi biplace ou une grosse plateforme à l’arrière, ici pour transporter les bidons d’eau. C’est tout.
Ce n’est pas comme si quiconque ressentait l’urgence de se déplacer. Si ce n’est pêcher, cuisiner ou participer aux quelques rares chantiers, il n’y a qu’à laisser couler le temps. Dans ce coin du monde aussi cela se fait pour la plupart derrière un écran de téléphone portable.

Don Det est au Laos, je le précise enfin. Dans le district de Si Phan Don, ce qui veut dire 4000 îles. En fait il y a surtout des îlots de verdures et de petits affleurements de terre ou de roche. Relié à nous par un pont se trouve l’île de Don Khon et ses cascades. Nous n’y sommes allés qu’une seule fois. C’est plutôt rassurant d’avoir encore là bas des découvertes à faire, car les routes ne sont pas prêtes de s’ouvrir à nouveau. Déjà un mois ici, et impossible de deviner pour combien de jours encore.
Nous ne sommes pas les seuls voyageurs à avoir choisi cet endroit pour se coincer-réfugier. Je ne sais pas trop combien, une centaine peut-être. La majorité est jeune, tatouée, dénudée, détendue. Consciente d’être des confinés privilégiés.
Plus personne n’arrive ni ne repart. La fête est finie, plus de kayaks, plus de tubing, plus de reggae bar, tout ferme tôt. Les habitudes se prennent et les liens se tissent ; avec les locaux l’entente est harmonieuse, voire amicale.
Même en dehors de cette période exceptionnelle il semble qu’ici le tourisme a su éviter beaucoup de ses ravages courants. Toutes les infrastructures sont de taille modeste, en accord avec l’architecture locale, surtout gérées par des familles natives de l’île.
La gestion des déchets n’est pas une priorité mais on est loin de l’habituelle avalanche de plastique. Il n’y a pas non plus de boutiques à bibelots et babioles. Les loueurs de bateaux sont alliés en une association équitable plutôt qu’en concurrence. En 2004, au commencement du développement touristique, la moitié des habitants de Don Det se déclarait pauvres, n’ayant pas assez de riz pour se nourrir. Visiblement, aujourd’hui, ce chiffre n’est qu’un souvenir.
On peut espérer que cela durera. Même si l’alcool et certaines drogues se trouvent ici à des prix dérisoires, ce n’est pas l’attraction principale comme ce fut le cas longtemps à Vang Vieng, éphémère capitale laotienne de la fête débridée.

Nous sommes donc bien tombés. Nous ne nous plaignons pas. Certes, être dans un doux paradis n’empêche pas l’ennui. Je ne vous apprends rien, c’est qu’on ne se lève pas chaque matin d’un pied philosophe. Pas facile de mettre sans cesse le même enthousiasme à ne rien faire. Parfois on n’a plus rien à penser sur nos petites conditions particulières d’individus, ou sur la vie, l’univers et le reste. L’énergie se retrouve sans objet. Après quatre mois de voyage, avec encore sur la peau les frissons des milliers de kilomètres parcourus, être sans mouvements, sans destination suivante, c’est une drôle de pesanteur.
Ces jours-là manquent d’ami.es, d’une guitare, d’une cuisine bien à soi, de jeux, de projets… C’est comme ça que j’ai fini par écrire quelques mots, et un peu ainsi sans doute que tu t’es retrouvé.e à les lire.

Les photos c’est Internet, merci à celleux qui les y ont mises, je ne suis pas équipée. Si Vang Vieng t’intrigue, un article (en anglais) sur cette folle illustration du jeu de l’offre et la demande :
https://www.theguardian.com/world/2012/apr/07/vang-vieng-laos-party-town