Tableaux de l’aube

Chroniques des incommensurables riens

A Khanom toujours nous sommes, attendant que le corset qui enserre le monde comme une cilice se relâche un peu. Mais rien ne bouge vraiment. Si la Thaïlande a commencé à desserrer l’étreinte, ouvrant la voie aux déplacements à l’intérieur du pays, il nous est toujours impossible d’en sortir, sauf à choisir de regagner l’espace Schengen, et encore, pas n’importe quel pays puisque certains se sont totalement claquemurés. Alors plus ou moins patiemment à Khanom nous attendons, avec la nostalgie du mouvement qui chaque jour croît davantage.

Comme noués nous sommes à Khanom…

Voilà plus d’un mois et demi que nous sommes ici à attendre. Il n’y a pas tant de choses à faire dans cette étrange petite ville rendue déserte par l’état d’urgence. Faire fondre des restes de bougies pour en faire de nouvelles, construire des mobiles en coquillages, lire, écrire…

Il y a eu le spectacle dantesque d’un épisode de mousson qui a duré dix jours, celui d’un furtif entraperçu de deux dauphins roses qui un matin croisaient à cent mètres de la plage.

Dauphin
Dauphin..

Il y a les baignades de fin de journée quand le soleil daigne descendre derrière les palmiers.

Enfin il y a la magie sans cesse renouvelée de l’aurore. Et elle rachète tout, cette magie; elle rachète même par avance les langueurs du jour à venir, ce jour qui se traîne ensuite jusqu’à la lune, écrasé de cette chaleur épaisse qui abat les chiens sur le flanc, le souffle comme une forge, et laisse les hommes apathiques et fatigués de ne rien faire, rendus ivres par le bruit des cigales et des oiseaux moqueurs. A la nuit tombée, vient le temps des crapauds à l’étrange coassement qui rappelle à s’y tromper le bruit d’une partie de ping-pong au ralenti.

Pour voir les splendeurs de l’Aube, il faut se lever un peu avant cinq heures et demi, et se rendre à cinq-cents mètres de là, de plus en plus loin vers le nord chaque matin, face à l’endroit où le soleil point. Il serait vain de vouloir dire l’infinie variété du jour qui naît à Khanom. Supachaï, notre hôte, se lève tous les jours depuis des années pour assister à ce spectacle et tous les jours il tente d’en saisir l’âme sur l’écran de son smartphone. Il a fait des milliers et des milliers de photos mais il ne se lasse pas d’en faire et d’en refaire encore. Tous les matins, au même endroit. Mais en vérité, ce n’est jamais le même endroit, ce n’est jamais le même tableau, tout change d’un jour à l’autre, d’une minute à l’autre. Il suffit d’un nuage, d’un souffle d’air, d’une barque qui passe et tout est comme transfiguré.

Vers le sud…

Il suffit de regarder vers le sud pour voir d’autres couleurs, souvent plus claires qu’au nord, des bleus et des roses légers, tandis que l’est flamboie comme un brasier. Il suffit qu’une vague soudain capte un rayon et ce sont alors des diamants qui roulent jusqu’à la plage, ou bien des marées d’or.
Alors regardez un peu les tableaux de l’aurore à Khanom. Lentement. À la vitesse du soleil qui, d’abord caché sous la mer, doucement pointe un œil. Rien ne sert d’être pressé, ici. Et pourtant à Khanom, il est impossible de dire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.