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On demande rarement aux gens qui ils sont, mais plus volontiers ce qu’ils font dans la vie, comme si finalement nous nous réduisions à n’être que ce que nous faisons. L’un a été professeur de lettres; l’autre, infirmière. Pendant au moins deux ans, nous allons cesser d’ « être notre profession » pour devenir de simples voyageurs, des errants qui parcourent le monde sans rien faire de productif, au sens où l’entend notre « civilisation ». Nous ne partons pas en vacances car qui dit vacances, dit travail, et donc salaire. Nous n’aurons ni travail ni salaire. Nous n’aurons pas non plus d’adresse puisque nous ne laissons derrière nous ni maison ni appartement. Nous n’aurons donc pas de trousseau de clés pour alourdir nos poches. Nous partons avec chacun un sac sur le dos. Notre toit sera une petite tente de bivouac. Pourquoi faisons-nous cela? Parce qu’on en a envie! Et c’est la meilleure des raisons! Combien de fois dans nos vies sommes-nous vraiment en mesure de faire ce dont nous avons envie? Nous partons aussi pour voir un peu le monde! Pour rire et nous amuser. Pour profiter de la beauté des êtres et des choses. Pour être libres de notre temps. Parce que la vie, c’est maintenant! Alain & Célia

De Budapest à Constanţa: histoires de frontières

La digue…

Qu’on imagine une vaste levée de terre aux flancs inégaux, un côté abrupt, un côté en pente douce; avec à son sommet tantôt une minuscule route, tantôt un chemin. Et cette route ou ce chemin ne sont jamais les mêmes: parfois lisses, parfois defoncés; parfois secs, parfois boueux; de goudron, de sable, de béton, de graviers, d’herbe haute, de terre sèche ou de boue; telle est la digue. Côté pente douce, c’est la campagne hongroise ou serbe, avec ses champs sans fin de soja, de chaume ou de piments: côté abrupt, c’est la forêt et le Danube, invisible la plupart du temps. Entre le fleuve et la digue, la distance varie  de quelques dizaines de mètres à plusieurs kilomètres.
La digue est une frontière entre le monde humain et une petite frange de « nature » encore « sauvage », si tant est que ces mots aient encore un sens.
Deux jours après avoir quitté Budapest, nous entrons de plain pied dans cette marge, au terme d’une journée épique passée à faire la course contre les orages. Croyant avoir gagné, nous nous engageons sur un très long pont qui enjambe le Danube quand soudain tombent les premières gouttes. Nous faisons rapidement demi-tour avec l’espoir de nous mettre à l’abri dans une sorte de cabane aperçue quelques centaines de mètres plus tôt. Le vent s’est levé, arrachant des branches aux arbres en contrebas, j’en vois une qui arrive sur moi à une vitesse folle. Une bourrasque la dévie au dernier moment. La cabane n’offrant aucune réelle protection, nous fonçons sous un pont routier à cinquante mètres de là. Mais même en son centre, la pluie ramenée par le vent nous fouette le visage, nous nous accroupissons derrière  nos vélos. La tempête est aussi brève que violente, à peine une poignée de minutes, bientôt revient le soleil. Nous nous relevons pour découvrir que nous avons garé nos montures sous un graffiti en français: « La vie, ce n’est pas seulement respirer, c’est avoir le souffle coupé. »

Nous quittons notre refuge et découvrons ce que nous n’avions pas aperçu la première fois: un étonnant et inattendu alignement de statues totémiques, le long d’un champ, au mieux de nulle part…

Nous reprenons la route, traversons le Danube pour la xème fois et entrons dans le parc naturel Duna Drava par une exploitation forestière. Nous suivons un sentier boueux sur quatre kilomètres avant d’arriver à une « gare ». De petits trains devaient autrefois amener des visiteurs au cœur de la réserve, mais ce temps-là est révolu. L’herbe a poussé par-dessus les rails, la terre s’est insinuée dans les rainures. Tout semble à l’abandon. C’est une impression que nous avons eue plusieurs fois en Hongrie, au bord du lac Balaton notamment, comme si nombre d’infrastructures hôtelières et touristiques, autrefois florissantes, tombaient désormais en désuétude.

Nous plantons notre tente au bord du Danube, sous un chêne plusieurs fois centenaire et passons la nuit à écouter les  sangliers grogner et les cerfs bramer. Hélas, le bruit persistant  des barges qui passent de temps à autre sur le fleuve perturbe quelque peu notre contemplation sonore.

C’est bien tout le problème des réserves naturelles: ce sont de pauvres enclaves cernées par le monde humain, lequel n’hésite pas à franchir les frontières qu’il a lui-même dessinées sitôt que des intérêts sont en jeu. Dans ce petit parc Duna Brava, il y a des cervidés, des loutres, des castors, des chats sauvages, etc. enfermés dans un minuscule territoire, car partout s’étend l’immense empire des hommes, il est ceint de clôtures épineuses et ne laisse guère de place aux autres vivants. Je me souviens de ce pauvre rhinocéros de l’Assam chassé à coups de cailloux par les agriculteurs indiens parce qu’il s’approchait un peu trop des limites du territoire qu’on lui avait assigné. En Patagonie, les pumas sont abattus par les éleveurs sitôt qu’ils s’aventurent hors des réserves. En France, les officiers de louveterie reprennent du service dès que des loups sortent des limites du « tolérable » par les hommes…
Cela va peut-être vous sembler étrange, mais Célia et moi aimons sentir que d’autres formes de vie partagent la terre où nous sommes.

Nous avons aimé le frisson de cette randonnée nocturne au pied du volcan Villarica, au Chili, parce que nous savions qu’il y avait des pumas dans le Parc (quel affreux mot d’ailleurs que ce mot « parc »!).
Notre première nuit en Serbie, nous l’avons passée dans un champ, au milieu d’une désespérante campagne, lourde, si lourde de la présence des hommes.

Premier bivouac serbe

A  peine étions-nous couchés dans notre tente déjà humide, que nous avons entendu d’étranges cris, jamais perçus jusque-là. Je ne sais pourquoi nous avons stupidement pensé à des oiseaux. C’était là, tout près, à quelques mètres de notre abri. Puis tout s’est arrêté. Silence. Au loin, on entendait des chiens aboyer, petits cerbères arrogants des lopins clos.
Ce n’est que plus tard, non loin de Belgrade, grâce à une voyageuse suisse, que nous avons découvert par quels animaux nous avions été entourés cette nuit-là et toutes les nuits que nous avons ensuite passées dehors en Serbie, Roumanie et Bulgarie. Des chacals. Depuis, nous les saluons lorsqu’ils se parlent le soir car nous sommes sur leur territoire, et non l’inverse.
Or partout les hommes s’imaginent chez eux et érigent des enceintes plus ou moins hautes et épaisses, des « c’est à moi » agressifs et surveillés.
Dans un camping au bord du lac Balaton, nous avons vu un pêcheur hongrois qui avait érigé une barrière métallique d’un mètre de haut, si près de sa tente familiale qu’il pouvait difficilement en faire le tour intra muros. Nous découvrirons quelques semaines plus tard à quel point cette image était une préfiguration de ce que nous allions découvrir à la frontière Hongro-serbe. Terrible mise en abyme…

Au Festival Européen du Premier Roman de Budapest, j’ai participé à une table ronde dont le thème était: “The Growing East-West Divide ». J’ai expliqué à mon auditoire que pour venir jusque-là, nous avions suivi the Iron Curtain Trail durant 300 kilomètres entre l’Autriche et la Hongrie. C’est une voie cyclable qui relie la Norvège à la Grèce le long de l’ancien rideau de fer. Nous nous sommes arrêtés à Nickelsdorf, là où en 1989 étaient passés les allemands de RDA puis les réfugiés Syriens et Afghans en 2015. Il y avait une plaque commémorative…

Depuis, j’ai bien peur que l’on ait totalement oublié les Syriens et les Afghans… La présence militaire autrichienne était assez forte à cet endroit: miradors et guérites, patrouilles. Il faut dire que c’est encore là que passent les migrants, et les autrichiens comme les hongrois ou les polonais, ne sont apparemment pas d’accord avec la Communauté européenne en matière de flux migratoire…
En Hongrie, vers Dunafalva, nous avons remarqué la présence de voitures de police, alors que jusque-là nous n’avions quasiment pas vu. A la jonction entre l’Eurovélo 13 et 6, plusieurs voitures sont passées et repassées sur la levée de terre censée contenir les crues du Danube. Plus loin, trois véhicules étaient arrêtés. Au bas de la digue, à la lisière de la forêt, un cordon de police entourait six migrants d’une vingtaine d’années, assis par terre. Je ne saurais dire d’où ils venaient.
Quelques kilomètres plus loin, nous avons vu la frontière, et le grand chantier de Viktor Orban. On avait ouvert de grandes travées dans la forêt, des plaies, et érigé de hautes lignes de barbelés. Partout on s’affairait à clore et enclore, encore et encore.

C’est fou comme les hommes aiment les murs, quitte à en avoir honte quelques décennies plus tard…
En Hongrie comme ailleurs, l’image du réfugié est utilisée comme celle d’un ennemi contre lequel le pays doit se défendre, d’où la mise en place de politiques répressives qui, dans le cas hongrois, viennent renforcer la rhétorique utilisé à l’encontre d’autres figures d’altérité, dont celle de la population rom du pays. J’y reviendrai.
Une partie de l’Europe se plaint de Viktor Orban. Il est comme un chien mal élevé et agressif qui court le long d’une clôture en aboyant sans cesse. Il bave, il fait du bruit, il empêche les gens de dormir. Mais on le garde quand même, hein, parce qu’il fait le sale boulot. Rappelons en effet qu’à la création  de l’espace « Schengen », les États  membres à la périphérie de l’UE sont devenus des gardes-frontières chargés du contrôle migratoire. Tel fut le cas de la Hongrie, qui pour asseoir son entrée dans l’UE en 2004 a dû revoir et affermir sa surveillance des trois frontières extérieures avec la Croatie, la Serbie et l’Ukraine.Tout est dit. Vilain chien de garde que ce Victor Orban, vilain chien! Mais il sert bel et bien certains États dominants et claquemurés de l’UE, la France en première ligne, qui se refusent, au non d’un sacro-saint réalisme, à accueillir des réfugiés. Rappelons simplement que la France est la deuxième puissance européenne et la sixième mondiale… Mais on ne peut pas accueillir toute la misère du monde, n’est-ce pas? A propos de cette horrible sentence (car c’en est une en ce qu’elle condamne des êtres humains à mourir noyés en Méditerranée, par exemple), je vous conseille la lecture du très édifiant livre de Pierre Tavenian et Jean-Charles Stevens « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». En finir avec une sentence de mort aux éditions Anamosa.

Mais revenons au parc Duna Drava…
Nous le traversons au matin, sur le fil de la digue qui sépare deux mondes, puis, voulant éviter une route à grande circulation, nous nous engageons sur un chemin forestier. Au début, tout va bien. Ou presque.

Ce n’est pas simple de rouler dans la boue avec des vélos chargés, mais nous avançons vaille que vaille.

Malheureusement, l’automne est là. Des feuilles mortes se sont mêlées à la fondrière, nos garde-boue, eh bien, gardent la boue! Alors pousser un vélo qui pèse une vache morte et dont les roues ne roulent plus, dans la gadoue et les flaques, c’est épique et épuisant. Drôle aussi. Alors on rit tout en gueulant « Putain de bouillasse! » (enfin ça, c’est la version polie). On est dégueu, nos vélos sont dégueu, nos chaussures sont aspirées par la gadoue molle qui fait schlourp! On se marre.

Nous sommes des grognards au retour de Russie, englués sur les rives d’une Bérésina hongroise. Par chance, une travée perpendiculaire à notre sentier rejoint la route. Enfin, il y a quand même trois cents mètres à parcourir, et une côte finale, pour parvenir au bord du fleuve de 38 tonnes tintinabulants…

Avant d’y risquer nos vies, il faut tenter de dégager nos roues avec nos doigts crasseux et des bouts de bâton qui cassent bien vite. On finit au couteau. On rejoint la ville fesses serrées à chaque fois qu’un poids lourd nous frôle.

Le grand nettoyage…

Un peu plus loin, après deux nuits passées au pied de la digue, nous passons en Serbie, bien conscients des privilèges que nous confère notre passeport français, véritable sésame qui ouvre bien des frontières, étanches à d’autres.


Nous traversons une vaste plaine, sur de minuscules routes désertes et défoncées. Quelque chose des images de la guerre de Yougoslavie a dû fortement impressionner mes rétines il y a des décennies, je ne sais, mais en tout cas la terre semble porter le deuil. Il y a une étrange atmosphère, comme si une forme de violence latente planait sur les labours.
Dans le silence désert des champs, nous croisons parfois des tziganes qui s’en vont glaner le maïs ou ramasser du bois.

Partout dans le pays, nous verrons d’ailleurs les habitants couper du bois. Les serbes se préparent à un rude hiver, avec des pénuries énergétiques, notamment en gaz, consécutives à la guerre en Ukraine. Être pro-russe ne changera rien à l’affaire.
De la Serbie, nous garderons les magnifiques couchers de soleil, l’image paisible des pêcheurs sur le Danube, la chaleur des serbes qui partout nous saluaient.

Belgrade ne nous laissera pas un souvenir impérissable. C’est pourtant une des plus vieilles villes d’Europe, détruite et reconstruite des dizaines de fois. Il ne reste pas grand chose de ce passé. La ville est faite de bric et de broc, un peu terne, un peu triste et horrible à traverser à vélo!

Les Portes de Fer, en revanche, franchies côté Serbe, furent un enchantement malgré le dénivelé et les 21 tunnels non éclairés.


Ensuite, il y eut la Roumanie, premier épisode d’un jour et demi. Les 135 kilomètres entre Drobeta Turnu Severin et Calafat furent éprouvants et dangereux pour nous à cause du traffic, un peu étourdissants aussi.

Nous avons traversé une multitude de villages  pittoresques, qui déroulaient des guirlandes de vieilles femmes assises sur des bancs au bord de la route, des voitures à cheval, des femmes roms en chaussettes et mules, vêtues de peignoirs en éponge ou polaire.
A midi, nous mangeons dans un « parc » de bord de route. Deux jeunes tziganes nous demandent une cigarette (ça devient une habitude) puis font un doigt d’honneur à Célia sitôt que j’ai le dos tourné. Quelques instants plus tard, deux jeunes roumains s’approchent pour nous demander notre nationalité. L’un d’entre eux m’interpelle: « Do you know where you are? » Je réponds Gruia, le nom du village où nous sommes. « You are in Romania! Be careful, Gypsies can be rude! » Oui, sans doute, les tziganes peuvent être impolis. Je me souviens d’un parent d’élève manouche à Maringue  faisant une tonitruante entrée dans le hall du collège, en gueulant « Bon alors, elle est où cette salope de principale? » Et qui ne connaît pas les Lopez de Clermont-Ferrand? Oui, sans doute les tziganes sont-ils impolis, au sens où ils ne sont pas lisses mais granuleux, pleins d’asperités gênantes pour les gadje lisses que nous sommes. 
En tout cas, les tziganes sont un problème en Europe. Victor Orban a trouvé moyen de les chasser des logements sociaux:
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-face-b-de-l-actualite-internationale/la-politique-anti-tziganes-en-hongrie-8360052
Cela vous semble dater? Voyez cet article du 25 octobre…
https://www.euractiv.fr/section/sante-modes-de-vie/news/pas-damelioration-dans-lintegration-des-roms-en-europe

Nous sommes ensuite passés en Bulgarie, de Roussé jusqu’à Nikopol, pour éviter les grandes routes, puis de nouveau en Roumanie, et encore en Bulgarie, puis en Roumanie jusqu’à Constanţa. Tout cela est très bien raconté par Célia, au jour le jour, ici, et c’est vraiment bien! Alors allez-y, suivez-nous!
https://www.polarsteps.com/Transhumances/5577288-transhumances-a-velo

Nous nous sommes baignés à Constanţa un 27 octobre. Nous étions bien les seuls! L’eau devait être à 17°, tiède donc pour les bretons de cœur que nous sommes; et puis diable, pour qui s’est baigné dans les eaux les plus froides d’Islande (8°), celles qui flirtaient avec le cercle polaire, 17°, c’est la Thaïlande! Le soir, nous avons mangé dans un restaurant turc, histoire de nous préparer un peu à la suite…

De la Bulgarie et de la Roumanie, je garderai tout un album d’instantanés, comme cette vieille rom en chaussettes sur l’asphalte au petit matin, un peu barbue, un bâton en guise de cane et qui ressemblait trait pour trait au personnage d’un roman resté dans mes tiroirs (c’est dire comme la figure du tzigane hante mon imagination); la difficulté qu’il y avait à trouver de l’eau et des spots de bivouac au bon moment; le problème du traitement des déchets (en Serbie aussi), la douceur des journées d’automne; la gentillesse des gens, les disparités sociales visibles à l’œil nu, et bien des choses encore dont je n’ai pas vraiment conscience et qui peut-être nourriront le roman à venir…


Ceci dit, nous n’en avons pas encore terminé avec la Roumanie, et encore moins avec la Bulgarie, puisque nous allons reprendre la route, vers le sud.
Un autre voyage commence. Encore…
Mais voyager, c’est aussi hiverner, on le sait au moins depuis Nicolas Bouvier. Nous allons donc chercher un endroit propice. Ici, là-bas ou ailleurs… En attendant, il reste un mois d’automne: on verra bien quand l’hiver sera là. Nous tâcherons de ne pas être aussi dépourvus que la cigale…