Chroniques d’un retour en France (3)

Nous ne sommes pas confinés, nous sommes confits!

Il y a longtemps, j’ai enseigné en prison : je préparais des R.C.P (détenus en Réclusion Criminelle à Perpétuité) au D.A.E.U (Diplôme d’Accès aux Études Universitaires)… Parmi mes « élèves », il y avait un certain P. E, terroriste de l’ETA qui, à quelques mois de sa libération et après bien des années de prison, avait tenté de s’évader. Comme je lui demandais pourquoi il avait fait une chose pareille (il n’y avait gagné qu’une peine supplémentaire), il me répondit que lorsqu’on était prisonnier, c’était un devoir de tenter de s’évader.  Je crois qu’à l’époque j’étais bien trop jeune, dans tous les sens du terme, pour comprendre. Aujourd’hui, je comprends. Tout comme je comprends mieux Camus, notamment certaines pages de « L’homme Révolté » ou de « Remarque sur la révolte »…

Nous voilà donc dans un temps où le libre-arbitre bat de l’aile. Nous sommes pris dans une sorte de destin collectif, mondial, quoique le terme « destin » soit trop noble en l’occurrence, où nous n’avons plus la liberté de sortir, de nous déplacer, de voir qui bon nous semble, fût-il un membre de notre famille, ni même celle d’acheter un livre dans une librairie! Je trouve cela parfaitement et absolument dément ! Et je m’étonne que cela ne suscite pas davantage de révolte. On pourra toujours me rétorquer que c’est pour le bien commun, mais je n’y crois pas une seule minute, pas une seule seconde.  Ce pseudo « bien commun » ne sert les intérêts que d’une minorité, déjà fort nantie ; et elle le sera encore plus une fois la crise passée (voyez donc de combien Jeff Bezos a augmenté sa fortune depuis l’arrivée de la Covid, voyez aussi les bénéfices récents de Carrefour et ceux, à venir, de l’industrie pharmaceutique).

Mais passera-t-elle vraiment, cette crise ?

A dire vrai, j’ai entendu pour la première fois le mot « crise » en 1974, après le choc pétrolier, j’avais dix ans. Depuis, j’ai l’impression d’avoir toujours vécu en période de crise : on m’a répété sans cesse que le monde était en crise, qu’il allait mal (économiquement, s’entend). On m’a brandi les vieux spectres de la crise de 1929 et du carnaval morbide qui s’en est suivi en m’assenant des « Attention ! » et des « Plus jamais ça ! » sur un ton péremptoire de Surveillant Général. On a justifié ainsi la nécessité des licenciements de masse, les restructurations, le chômage, la destruction du tissu social, le fossé grandissant des inégalités, la flexibilité, les délocalisations, le sacrifice des écoles et des hôpitaux, l’épuisement des ressources. « C’est la crise ! Comprenez-vous ? C’est la crise ! ».  Ah ! On nous en a fait avaler des couleuvres – grosses comme des anacondas- au nom de la crise !

Au début, on se révoltait encore un peu, mais on s’est assez vite laissé confire, non pas confiner, mais confire ! Et ce n’est pas là le moindre paradoxe de notre époque ! Nous sommes confits. Dans la graisse, dans le sucre. Dans le matériel et le superflu. Dans l’illusion. On nous a donné ce qu’il fallait de prétendu bien-être et d’angoisses  pour avoir le sentiment d’avoir quelque chose à perdre en cas de révolte. Et, quand d’aventure, à l’instar de l’homme révolté de Camus, certains osent un «les choses ont assez duré », « il y a des limites qu’on ne peut pas dépasser », « jusque-là oui, au-delà non », ou encore « vous allez trop loin »*, comme ce fut le cas des Gilets Jaunes, on les gaze, on les ampute et on les énuclée allègrement sans vraiment susciter de réactions. Il faut dire que l’O.R.T.F diffuse juste ce qu’il faut de bonne et juste propagande pour avilir en casseur celui qui lève le poing, et ériger en héros celui qui lève la matraque. Et c’est encore mieux ensuite avec la « crise sanitaire », nouvelle-venue celle-ci, mais appelée à faire Soap sur plusieurs saisons ! Décrets iniques, large éventail de prévarications, Loi de sécurité globale, état d’urgence, couvre-feu, ausweis, manipulation des chiffres, assignation à résidence, confinement, un mois, deux mois, trois mois, le temps qu’il faudra pour mettre fin à la peste. La peste !

            Dans La Peste de Camus, le narrateur constate l’incurie des autorités à reconnaître le fléau et à prendre les bonnes décisions, puis il n’en parle plus guère dans la suite du récit. Les vrais héros du roman, ce sont les médecins, les équipes de volontaires qui se battent contre l’épidémie. Dans notre petite Peste à nous, les autorités se posent en chefs de guerre et font donner la troupe contre le corps médical. C’est merveilleux!

* Albert Camus « Remarque sur la révolte » (1945) – Publié dans l’ouvrage collectif « L’existence ».

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