Éloge de la fuite…

Miscellanées…

Éléphant à Hpa-an (Birmanie) Février 2020

« Ils ne pouvaient donc imaginer à quel point la défense d’une marge humaine assez grande et généreuse pour contenir même les géants pachydermes pouvait être la seule cause digne d’une civilisation. »

Romain Gary Les Racines du Ciel (1956)

A la question du fameux questionnaire de Proust: « Quel est le fait militaire que vous admirez le plus? » Romain Gary a répondu: « La fuite! » Étonnante répartie de la part d’un compagnon de la Libération! C’est que Gary était un humaniste, un des derniers et, à l’instar de son personnage Morel qui dans Les racines du ciel défend les éléphants menacés par les braconniers, il se battait pour des valeurs incongrues, pachydermiques, rendues obsolètes par une époque post-moderne qui ne jure que par l’utilitaire.

Et que donne la rencontre de l’humanisme et de l’utilitaire? L’humanitaire! Nous vivons en des temps où il s’agit de sauver les meubles! Pas le temps de faire mieux! Pas le temps de soigner les âmes puisqu’il faut au mieux sauver les corps et que les corps se délitent, décharnés par la faim et la fatigue des guerres et des fuites, la furie des mers traversées sur des coquilles de noix, la froideur des camps de réfugiés posés sur des îles qui auraient pu être des Ithaque et qui ne sont que d’infâmes Lesbos ou des Sangatte barbelés, le tout dans la plus parfaite indifférence de l’ONN, l’Organisation des Nations Nanties.

Le navire Louise Michel, affrété par Banksy, en mer Méditerranée le 29 août 2020. — Santi Palacios/AP/SIPA
Avec l’aimable autorisation de Zac Deloupy – Le monde d’Après – https://fr.ulule.com/le-monde-d-apres-deloupy/coming-soon/

Il n’y a pas besoin de brûler des livres pour détruire une culture. Juste de faire en sorte que les gens arrêtent de les lire.

Ray Bradbury – Farhenheit 451 (1955)

Qu’aurait-il fait, qu’aurait-il dit, Gary, s’il avait vu ce début de troisième millénaire? Ce déjà cinquième de vingt-et-unième siècle passé? Il aurait fui! Fui comme fuient les résistants de Fahrenheit 451, cachés dans les marges, devenus les écrins mémoriels de livres que par ailleurs on brûle. En ces étranges temps covidiens, on ne brûle certes pas les livres (pas encore?), mais on ferme les librairies et les théâtres; la culture n’est pas essentielle. Et les restaurants, les cafés non plus. La convivialité, l’échange, la poésie, l’ivresse ne sont pas essentiels; alors on les étrangle.

Avec l’aimable autorisation de Zac Deloupy – Le monde d’Après – https://fr.ulule.com/le-monde-d-apres-deloupy/coming-soon/

On se retranche derrière des écrans qui sans cesse nous disent combien le monde est dangereux, plein de maladies et de terroristes, au point que des milices casquées aux visages désormais floutés le parcourent et l’encadrent, pour le bien de tous.

Nous avançons masqués, nous nous tenons à distance. Voici venue l’ère du soupçon. C’est que potentiellement l’autre est malade, ou simplement – hypocritement – porteur sain.

Nous allons faire un tour dans la cour de promenade en serrant nos autorisations de sortie dérogatoires, furtifs et inquiets comme des voleurs, sous l’oeil, unique et globuleux, des caméras de surveillance.

Avec l’aimable autorisation de Zac Deloupy – Le monde d’Après – https://fr.ulule.com/le-monde-d-apres-deloupy/coming-soon/

Covid! Quel magnifique nom! Comme si en ces temps de distanciation sociale, le vide était la seule chose que nous partagions. Co-vide. Copropriétaires du vide.

Graffiti à Amsterdam – Septembre 2020

Alors pardonnez-nous de fuir! Pardonnez-nous d’aller voir ailleurs si le vide est plus ou moins lourd à porter. Il s’agit pour nous d’être co-errants.
Car ce n’est pas vrai que le monde est une menace. Pas plus aujourd’hui qu’hier. Du reste, vivre, n’est-ce pas prendre le risque de mourir?
Avant même l’hystérie covidienne, nous étions dans la fuite, dans le sauve-qui-peut salutaire, l’errance. Il s’agissait de marcher ci et là, d’aller constater la beauté avant qu’elle ne meure, de réduire la distance entre l’autre et nous, de partager autre chose que du vide.

Achgabat (Turkménistan) – Août 2019


Et vous savez quoi? Le monde n’est pas un co-vide. Il est plein! Plein de frères aux yeux brillants, de sourires et de chants, vrai! Plein de repas partagés, d’invitations à communier et d’incroyables paysages. Il est plein d’âmes et de visages, de trésors illuminés, d’espaces qui, loin d’être des néants, sont au contraire des touts. Et même le Désert du Vide, le Dasht-e Lut iranien est d’une incroyable densité; et là, dans la proximité rassurante d’un feu de camp, entendez le rire de jeunes gens libres, sans masque ni voile…

Dasht-e Lut – Le désert du vide – Iran – Septembre 2019

Voyez comme nous avons raison de considérer ainsi le monde: avant-hier j’ai longtemps discuté avec Omid, l’ami d’Ali Masood, un ami kurde rencontré à Sanandaj. Omid est professeur de français et musicien. Il joue du Kamancha. Nous avons fait connaissance sur Skype, car même une fois le voyage fini, le voyage dure encore. Nous sommes toujours en Iran. Nous continuons à y faire des rencontres qui, fussent-elles virtuelles, n’en sont pas moins réelles. Nous avons parlé des kurdes, des divergences entre les sunnites et les chiites, du poète Hafez et de son traducteur français Charles-Henri de Fouchécour, de musique… Pendant ce temps Ali Masood nous écoutait, n’intervenant que rarement, suivant en quelque sorte un cours de conversation en français. Il apprend en effet le français avec Omid et de temps en temps (un tout petit peu) avec moi, lorsque nous discutons sur WhatsApp…

Omid et son kamancha
Ardéchir kamkar, le maître d’Omid.

Voici la musique d’Omid, écoutez-la:

Je laisse la parole à Omid:
La première partie qui n’est pas rythmée, est une improvisation dans le mode « mahour », inspirée des interprétations de mon maître, Ardéchir Kamkar, figure importante de l’art de jouer de cet instrument.
Quant à la partie finale, dont on peut sentir le rythme, c’est une chanson très appréciée chez les Kurdes, du chanteur « Mazhar Khaleqi » et composée par le compositeur décédé « Hasan Yousouf Zamani ».

En écoutant la musique d’Omid, je revois tous ceux que nous avons rencontrés au cours de ce voyage. Ils sont étonnamment présents…

Quand il ne peut plus lutter contre le vent et la mer pour poursuivre sa route, il y a deux allures que peut encore prendre un voilier : la cape (le foc bordé à contre et la barre dessous) le soumet à la dérive du vent et de la mer, et la fuite devant la tempête en épaulant la lame sur l’arrière avec un minimum de toile. La fuite reste souvent, loin des côtes, la seule façon de sauver le bateau et son équipage.

Voilier à Amsterdam – Septembre 2020
Khanom – Thaïlande – Mars 2020

Elle permet aussi de découvrir des rivages inconnus qui surgiront à l’horizon des calmes retrouvés. Rivages inconnus qu’ignoreront toujours ceux qui ont la chance apparente de pouvoir suivre la route des cargos et des tankers, la route sans imprévu imposée par les compagnies de transport maritime.

Henri Laborit – Eloge de la fuite

Péninsule du Hornstrandir – Islande (juillet 2020)


J’ai écrit la plupart de ces mots un tôt matin de novembre, dans l’antre d’une chambre de la montagne bourbonnaise, juste avant le jour, anticipant goulûment notre fuite future. Ô partir encore! Partir vers le vent fou, vers les pampas et les Ombus! Vers les routes sans fin de Patagonie!
Et si cet article paraît sur ce blog, alors c’est que nous avons réussi notre évasion, que nous sommes à Madrid, nous apprêtant à monter dans l’avion qui nous conduira jusqu’à Santiago du Chili, là-bas, sur cette longue longue épine dorsale de l’Amérique du sud qu’on appelle la Cordillère des Andes.

Rien que son nom est déjà un voyage.

Dans la Montagne Bourbonnaise en attendant la Patagonie.

2 réflexions sur « Éloge de la fuite… »

  1. merci alain pour ces mots qui font du bien et résonnent si profondément ; continuez votre fugue du temps et nous vous suivons, toujours, encore sans distance nécessaire.

  2. Je vous souhaite une belle fuite ,moi qui reste au port,par choix sans doute,je voyage à travers vos récits et photos,merci….Mais je savoure aussi toutes les aventures que je vis ,ici bas,un jour peut-être ,nous régalerons nous ensemble.

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