En Araucanie

Marcher. Se déplier enfin après trois mois de quasi immobilité. La marche a quelque chose d’hypnotique, comme le balancement d’un pendule qui justement remet les pendules à l’heure, corps et âme. La marche est une méditation.
C’est en Araucanie que le mouvement pour nous a vraiment recommencé.

Marcher!

L’Araucanie, c’est la patrie des indiens Mapuches, un peuple autochtone dont le territoire mord sur l’Argentine.  C’est aussi la terre des volcans et celle de l’Araucaria, un étrange arbre venu du fond des âges… Dans le parc national de Conguillio, nous nous sommes hissés sur la Sierra Nevada, à travers les forêts épaisses et paisibles, sous la voûte lointaine d’immenses arbres au regard bienveillant.

La Sierra Nevada
Sur la Sierra Nevada
Araucarias

Dans les forêts d’Araucanie, un arbre centenaire fait figure d’adolescent; la circulation de la sève et la mort s’y côtoient. On voit de gigantesques troncs couchés comme des gisants ou des géants morts debout, toujours altiers malgré le pourrissement qui lentement les gagne.

On voit des nurseries de jeunes pousses végéter dans l’attente d’une trouée dans la canopée, une trouée qui sans doute ne viendra jamais, en tout cas pas avant que ces jeunes arbres ne meurent, étouffés par l’ombre de leur propre mère.

Nurserie

Et pourtant ces forêts primaires sont douces et sereines, aux antipodes des angoissantes forêts de monoculture européennes, où les arbres sont alignés comme des légions romaines. On y trouve bien des fleurs, de furtifs zorros et des oiseaux chanteurs…

On voit encore des Trolls sylvestres, des souches habitées et des crocodiles de bois…

A Conguillio, Huerquehue et El Cañi, nous avons marché trente et trois fois vingt kilomètres entre les Araucarias, ces arbres endémiques du Chili, dont l’écorce épaisse semble des écailles de tortue ou la peau de quelque pachyderme.

Dans les forêts, ils poussent droits comme des i sur des hauteurs vertigineuses, disputant la lumière au vaste Coigüe, autre arbre emblématique du Chili.

Coigüe

Sur les crêtes ventées, l’Araucaria se fait plus trapu, biscornu. Oui, c’est un étrange arbre que cet arbre archaïque et magique, qui déjà peuplait les forêts du Gondwana il y a 225 millions d’années, alors que les hommes n’étaient même pas la plus infime des probabilités.

Il a quelque chose d’incongru avec ses branches tarabiscotées, ses feuilles en écailles de Pangolin et son tronc comme un pied d’éléphant, mais c’est un arbre qui appelle la poésie, celle de Pablo Neruda qui lui a consacré une ode ou celle du quidam qui passe, pour peu qu’il ait encore l’âme enfantine…

Le dernier jour de l’année, nous sommes allés nous prosterner devant la Madre. La mère Araucaria. 50 mètres de haut, un tronc de presque 7 mètres de circonférence et 1800 ans d’âge. 1800 ans et une incroyable présence.

La Madre

La Madre serait donc née en l’an 220, à l’heure où un certain Elagabal régnait sur l’Empire romain. En décembre de cette même année, s’éteignait la dynastie des Han.

La Madre

Depuis, combien d’empires sont nés et morts, dont certains s’imaginaient durer mille ans et qui n’ont été que de brefs et meurtriers embrasements, tandis que la Madre continuait doucement sa longue, longue vie d’arbre, tranquille et souveraine, bravant même les tumultueuses colères de son voisin le Llaima?

Le Llaima depuis la route de Conguillio
Le Llaima depuis la route de Conguillio

Ce volcan, nous sommes allés le voir, emporté par l’élan insufflé par la Madre. La promenade de 5 kilomètres a fini par se transformer en randonnée de 20. Mais cela valait le coup d’aller saluer sa majesté le Llaima, le second volcan le plus actif d’Amérique du Sud, un petit géant de 3215 mètres qui semble attirer les nuages.

Le Llaima voilé vu de la Sierra Nevada

Nous l’avons contemplé sous toutes ses faces, de près ou de loin, surplombant le Lago Conguillio, la Laguna verde ou la Laguna Arcoiris (arc-en-ciel), ou ses propres déserts de lave, vomis en 2008 pour les derniers.

Nous l’avons revu depuis le sanctuaire El Cañi, faisant face aux autres volcans d’Auricanie ou d’Argentine : le Lanín (3747m); le Ketrupillan (2360m) et le Villarica (2847m), un des volcans les plus actifs d’Amérique du sud…

À El Cañi encore, nous avons croisé de jeunes chiliens qui s’en allaient camper au refuge Aserradero, fuyant la grande mascarade et la distance sociale; abandonnant le FFP2 ou le masque bleu pour rire, boire des bières et fumer de la Marijuana autour d’un feu de camp. Et cela m’a rappelé la jeunesse iranienne qui fuyait la tyrannie des Ayatollahs dans les déserts de Varzaneh et du Dash-e Lut. Il paraît que la jeunesse française elle aussi a eu l’impudence de rêver dans une rave de nouvel an et qu’elle a été honnie…

Je n’aurais pas aimé naître au début des années 2000 et n’avoir comme avenir annoncé qu’effondrement, dérèglements climatiques, dettes abyssales et inhumaine nouvelle normalité; je n’aurais pas aimé vivre mon adolescence et ma vie d’étudiant dans une société en pause, une société de l’anxiété et de l’angoisse. Déjà les tristes éminences de l’OMS nous annoncent que le vaccin n’y suffira pas, qu’il faudra continuer la distance, la défiance et apprendre à tomber amoureux d’un rectangle bleu. Le coup de foudre existera-t-il encore dans ce monde‐là? Et qui paiera l’addition si ce ne sont les jeunes d’aujourd’hui? Alors j’ai envie de dire: « Foutez-leur la paix! Laissez-les s’amuser sous les étoiles tant qu’on les voit encore! Laissez-les inventer un avenir à la barbe des volcans, dans les déserts et les forêts, dehors! Il ne peut y avoir d’amour, de vie, de joie que dans la proximité et la confiance! »

Tout est dit dans les murmures
Dans les mots chuchotés
A la barbe des arbres
Sous la voûte vivante
Des cathédrales
Tout est dit dans le silence
Dans les étreintes muettes
Des lierres et des lianes
Qui s’enlacent
Et tissent
Des liens sans fin
Tout est dit dans les tressaillements
De l’oiseau sur la branche
Dans la course du vent
Dans le miroir étrange
Du ciel
Tout est dit dans les regards
Tout est dit
L’essentiel
La douceur
Le miracle
La présence infinie
De l’autre

Dehors, c’est là que nous sommes, Célia et moi, dans l’écrin des forêts d’Auricanie.
Bienveillantes et amicales elles sont toujours: ce sont des cathédrales qui offrent l’asile aux manants que nous sommes. Nous garons Maracas sous leurs voûtes, elles nous cachent des regards et nous protègent de la pluie.

Même malades ou blessées, elles sont belles et bienveillantes. Dans le Parc National de Villarrica, nous avons traversé une forêt de survivants où se côtoyaient les arbres rescapés des dernières grandes éruptions du Villarrica (1971 et 2015) et les arbres naufragés, asphyxiés par les cendres volcaniques mais encore dressés comme des totems gris clair.

Nous avons eu la chance d’observer, fascinés, le ballet d’un couple de Carpinteros (charpentiers), une espèce de Pivert en voie de disparition, qui jusque-là n’avait pas daigné se montrer à nous en dehors d’un battement d’ailes brièvement entrevu à Conguillio.

Carpinteros

Et c’était comme assister à une version ornithologique de l’ouverture de « La Cantatrice Chauve »: elle, tête noire mais le bec cerclé de rouge, pépiant et pépiant sans cesse, détaillant peut-être le menu de son dernier repas dans la langue des oiseaux, tandis que lui, tête rouge comme un incendie, ne répondait pas, préférant frapper l’écorce avec acharnement…

Carpinteros…

Nous apercevrons brièvement un autre couple de carpinteros à Los Pinos, puis dans la montée vers le Quinquilil et ce sera le même théâtre: femelle bavarde et mâle obstiné à percer l’écorce…

Le Villarrica sans cesse exhale des fumeroles blanches et toxiques et sa grande caldeira bouillonne de lave en fusion. La ville de Pucon, posée au bord d’un lac qui ressemble à une mer au point d’avoir de grandes vagues, vit sous la menace perpétuelle du géant blanc, comme jadis Pompéi sous celle du Vésuve.


Les volcans exercent une telle fascination sur les hommes qu’ils en construisent des villes à leur pied, tout en sachant qu’un jour, nécessairement, les choses tourneront mal…
Pucon, c’est la capitale régionale de l’aventure à peu (ou beaucoup) de frais: rafting, parapente, paintball, accrobranche, quad, survol du volcan en hélicoptère et, évidemment, ascension du Villarrica. Les rues sont bordées d’agences et de magasins de sport. Fidèles à l’adage: ne fais pas ce que tu ne peux faire par toi-même, nous nous sommes tenus à l’écart de ce tourisme sportif de masse qui induit bien des effets désastreux sur l’environnement.
De fait, les abords du volcan sont sillonnés par les 4×4, les motos et les VTT; en temps normal – je veux dire hors la grande hystérie covidienne – de longs cordons de grimpeurs s’étirent sur les flancs du Villarrica.

Le Villarrica au couchant

Respectueusement, nous sommes restés au pied du volcan, comme nous l’avions fait à celui du Llaima. Nous avons contemplé le rosissement de ses neiges au couchant et dormi sans peur dans son aire, au milieu des scorries.
Qui n’a pas passé une nuit près d’un volcan en activité ne sait pas ce qu’être au plus près de la terre signifie, non pas de cette peau grasse et collante où pousse le blé, mais de la chair tellurique elle-même, striée en muscles saillants – le roc, le socle de basalte, de trachyte, d’andésite, les amoncellements crissant de tuf et de pierre ponce, les abysses d’obsidienne noires – au plus près du sang brûlant qui bouillonne sous l’apparence solide et bonhomme des roches placides. Là, on aperçoit un peu la forge titanesque qui a vomi les univers. Ce feu, cette forge, nous les avons vus. A deux heures et demi du matin, le ciel était d’une extraordinaire limpidité. Il crépitait d’étoiles et, au sommet du Villarrica, les laves rougoyaient. Vulcain était là, en plein travail.En tendant l’oreille, on entendait même la respiration du grand soufflet.
Le lendemain, nous avons conçu l’idée de nous approcher de nuit pour tenter de mieux voir le feu du cratère. Nous avons fourbi notre matériel, lampes frontales et duvets et sommes partis pour 8 kilomètres de marche nocturne. Départ 21 heures 40, retour 1 heure trente. Le ciel à nouveau pour nous fut limpide et clouté d’étoiles. Traverser une forêt la nuit quand on sait que quelque part dans le Parc National de Villarrica vivent des pumas a quelque chose de délicieusement piquant. Nous sommes restés deux heures à observer la voûte stellaire et le brasier lointain et discret du volcan. Il faisait froid mais le spectacle était grandiose, impossible à saisir avec mon petit appareil photo mais à jamais gravé dans nos rétines.

La tâche rouge est la lueur des laves en fusion.
La tâche rouge est la lueur des laves en fusion.

Plus tard, plus loin, à l’écart de la piste, au milieu des arbres, lovés dans l’antre de Maracas, nous avons attendu toute une journée la fin d’un petit déluge. La veille, nous avions mangé du maïs, des courgettes, des pommes de terre et de l’ananas cuits au feu de bois, mais nous avions pris la précaution de préparer des petits pois pour le lendemain, en prévision de la pluie.

Nous sommes désormais hors du temps. Il aura fallu un an et demi de voyage pour en finir avec les concepts d’heure, d’emploi du temps et de rentabilité (je parle ici de la rentabilisation du temps que l’on dit libre, mais qui ne l’est pas puisqu’on veut à tout prix le remplir d’activités – payantes en général). Nous dormons quand nous avons sommeil, nous mangeons lorsque nous avons faim et souvent nous contournons ce que l’industrie touristique présente pourtant comme incontournable…
En même temps, indéniablement, nous sommes d’infâmes profiteurs. La pandémie a vidé le monde de ses touristes et nous nous sommes engouffrés dans cette parenthèse. Nous vivons dans un interstice, une éclipse. Clandestinement. Nous profitons du naufrage en quelque sorte. Mais vu de la marge, ce naufrage ressemble bien davantage à un sabordage…

Le Chili n’y échappe pas. Ici aussi, c’est la grande mascarade. Comme ailleurs, la population adhère plus ou moins aux injonctions. Pour les Candide que nous sommes, les contradictions locales sautent aux yeux, comme les aberrations françaises sauteraient très certainement aux yeux d’un Chilien en voyage en France. Le complexe Paso a Paso, le plan du gouvernement chilien pour lutter contre la Covid semble davantage exister sur les virtualités du Réseau que sur le terrain: nous avons ainsi traversé Villarrica un dimanche, ville censée être au niveau 2 et donc confinée le week-end, sans rencontrer la moindre douane sanitaire; la ville était fort animée et les chiliens sur les plages du lac qui porte le même nom que la ville (ou c’est la ville qui porte le même nom que le lac, lui-même dominé par le volcan Villarrica!) La peur est néanmoins bien présente, sans doute entretenue par les médias: on voit des gens garder leur masque en voiture, d’autres le remettre avec crainte sitôt qu’ils  croisent quelqu’un sur les sentiers de randonnée. Toutes les semaines, certaines villes montent ou descendent sur les 5 échelons du plan Paso a paso et lorsqu’une cité régresse, l’irresponsabilité de ses habitants est pointée du doigt par les médias, comme s’ils étaient vraiment responsables des variations d’une maladie dont on perçoit encore mal le mode de transmission.
Nous devons composer avec ces variations hebdomadaires. Ainsi, nous avions prévu d’aller jusqu’à Lonquimay pour en apprendre davantage sur les Mapuches, mais la ville a régressé en phase 2, nous obligeant à remettre cette découverte à plus tard, ou peut-être à jamais…

Sitôt que l’idée de déluge se fut rassise.. .

Une fois le petit déluge passé, nous sommes partis à l’assaut de Los Pinos, histoire de nous approcher un peu d’un autre volcan: le Ketrupillan. Mais si dans la vallée, il avait plu, sur les hauteurs, il avait neigé, un 10 janvier! Un peu comme s’il neigeait en France un 10 juillet! Les Araucarias dégoulinaient de neige fondue et lâchaient aussi une pluie de glaçons.

En haut, le vent était glacial! L’hiver, soudain! Et, plus bas sur les pentes, l’été fleuri en même temps!

Le lendemain, nous avons marché longtemps encore pour contempler de haut le Lanín (3747 m). Pour ce faire nous avons gravi le volcan Quinquilil jusqu’à 1800 m. Et cette fois il faisait chaud. Et nous étions seuls au monde.

Où est Célia?

Le Lanín est un géant endormi depuis le XVIIIe siècle.

8 mètres de glace au sommet. Belle meringue!

Ainsi s’achève notre premier passage en Araucanie (nous y repasserons nécessairement quand il s’agira de remonter vers le nord) . La descente vers les terres australes sera longue et entravée: les pistes chiliennes qui sont parfois pires que les islandaises, les variations de la Covid, la nécessité (et la difficulté) d’avoir dans les temps un test PCR négatif pour pénétrer dans certaines régions, le fait que les frontières avec l’Argentine soient  fermées, tout cela va mettre  des bâtons dans les roues de Maracas…

Mais on avance!


2 réflexions sur « En Araucanie »

  1. C’est une joie immense de lire que Maracas et vous reprenniez les mêmes sentiers parcourus un an plus tôt, les souvenirs afflues et me sorte de la grisaille d’une vie d’errance perdue. Le temps du voyage est tellement plus le temps de la vraie vie… Apprécié les petits plaisirs de retrouver son cocon douillet après la pluie, même si ce n’est qu’un lit et une petite soupe sur un réchaud. Merci de me ramener en voyage. Bonne route.
    Marion ( ex maman de Maracas)

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