Chroniques des petites et grandes démesures (2)
La plupart des randonneurs relient la vallée de Karakol à celle d’Altynarashan, c’est un « classique ». Alors évidemment, comme nous sommes d’impénitents originaux et que nous tenons à nous distinguer du commun des trekkeurs, nous avons décidé d’ajouter une vallée de plus à notre parcours, celle de Djety Oguz qui présente un légendaire et étonnant alignement de rochers rouges : la légende rapporte que ces sept falaises (en réalité, il y en a davantage, 9 parce que depuis, dixit notre hôtesse à Karakol, les taureaux ont fait des petits !) étaient jadis de farouches taureaux, pétrifiés par les dieux pour avoir semés la terreur dans la région.
Passer par Djety Oguz augmente considérablement le dénivelé et nous contraint d’affronter la Telety Pass (3759m)
Le 13/07 : Vallée de Djety Oguz
Le temps de trouver un moyen de transport pour se rendre à Djety Oguz, la matinée est déjà bien entamée. Surtout, nous découvrons qu’avant d’être au point de départ du trek, nous avons une bonne dizaine de kilomètres de piste à couvrir, fréquentée par voitures, cavaliers et 4×4. Une bien longue marche d’approche avant d’être au calme dans la vallée.
Nous nous arrêtons à 17h, ce qui est exceptionnellement tôt pour nous.
Nous nous asseyons au bord du Djety Oguz, un torrent qui s’abreuve à plusieurs glaciers, nous montons le camp, préparons le foyer, nous lavons dans le torrent. Nous avons le temps. Célia lit un roman de Louise Erdrich. J’écris.
La soirée s’écoule au coin du feu.
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Le 14/07 La Telety Pass : de la vallée de Djety Oguz à la vallée de Karakol.
Ce second jour va être long et difficile. Nous sommes loin encore du pied du col. Il faut d’abord aller au bout de la vallée. Ensuite, la montée semble sans fin. Sitôt un épaulement franchi, un autre se présente : ce n’est pourtant qu’un « petit » 900 mètres de dénivelé ! Nous finissons par arriver face à un gigantesque pierrier tandis que le ciel s’assombrit.
La pluie commence à tomber (vive le Goretex, bis !) Çà et là, on aperçoit quelques plaques de neige. De l’autre côté du col, presque tout le versant en est recouvert, joie de l’ubac ! Nous voilà à traverser une neige pleine de pièges. Impossible d’en évaluer l’épaisseur exacte ni de savoir s’il ne s’agit pas en fait de ponts, ce qui pourrait s’avérer fort dangereux. De fait, nous nous enfonçons plusieurs fois jusqu’aux genoux. A un moment, je suis même happé jusqu’à la cuisse ; impossible d’extraire ma jambe, je suis obligé de creuser.
Un nouveau pierrier se présente, à descendre cette fois. En bas, le ciel gronde, la pluie se transforme en grêle : qu’à cela ne tienne, nous décidons de préparer la popote sous ce déluge crépitant. Ne jamais se laisser abattre ! Nous sommes rejoints par un trio de français qui finira par bivouaquer plus bas tandis que nous pousserons jusqu’à la vallée de Karakol au prix d’une bien longue descente. Nous montons le camp au bord de l’Ajuntor, un torrent qui prend sa source au pied du glacier du même nom. Le coin de bivouac est splendide mais malheureusement souillé par les prémisses du tourisme de masse. Je passe vingt bonnes minutes à nettoyer le coin de ses boîtes de conserve, cartouches de gaz, sacs plastiques… Le Kirghizistan commence à peine à s’ouvrir au tourisme et déjà il en porte les stigmates les plus sombres. Ce ne sont pas les randonneurs individuels qui en sont la cause, ceux-ci sont généralement respectueux de l’environnement ; ce sont ceux qui passent par les Tour Operators. La montagne kirghize se parsème de camps de yourtes et de tentes collectives, de toilettes en planche creusées à la sauvette, ce qui implique ravitaillement en vivres et en eau et donc transports, ordures, etc. J’avoue que je ne comprends pas ceux qui ont besoin d’être encadrés tout en s’imaginant vivre l’aventure alors qu’un lit et un repas chaud les attendent à quelques kilomètres et qu’une théorie de porteurs se coltine gentiment leurs sacs. Mais sans doute suis-je un peu borné.
Mais baste ! je suis assis au coin du feu, sous un énorme rocher, je regarde le torrent couler tout en jouant avec les braises, alors j’oublie et je contemple.
Le 15/07 : de la vallée de Karakol à un improbable camping, à mi-chemin du lac Ala-Kul.
Nous nous levons de bonne heure avec l’intention de monter au lac Ala Kul par le sentier sud plutôt que par le nord, trop couru à notre goût. Nous marchons six bons kilomètres de montée sans trouver l’embranchement. Nous rebroussons chemin et demandons notre route à une nomade qui campe là avec sa fille et ses chèvres. Au moment où nous arrivons, elle est en train de barater du beurre. Elle nous indique une vague direction tout droit dans les montagnes (!) Nous passons plusieurs heures à errer de chemin en chemin, lesquels ont en fait été tracés par les troupeaux. En désespoir de cause, nous décidons de rebrousser chemin pour emprunter la voie nord (nous voilà punis de notre présomption). En route, nous croisons Kobe, un flamand qui arpente l’Asie centrale depuis 10 mois et nous restons trente bonnes minutes à discuter avec lui au milieu du sentier.
Lorsque nous entamons la montée vers Ala Kul, il est plus de 14 heures. Quelques heures plus tard, nous croisons des inscriptions peintes sur les pierres qui annoncent « Sauna » et « Food » (authentique !)
Nous finissons par arriver à un incroyable campement, au milieu de nulle part. C’est là que nous rencontrons David, un français qui a parcouru le Népal et qui nous parle de ses treks faits là-bas. Le temps passe et il finit par nous convaincre qu’il est trop tard pour monter à Ala Kul parce qu’il est 17h et qu’à ce qu’il dit, il y a encore 4 heures de montée. Nous nous laissons faire pour le plaisir de sa compagnie et, moyennant 100 com (prononcer som), soit 1,3 euros, nous obtenons le droit de camper. Luxe suprême, nous pouvons même nous laver dans un petit étang alimenté par le torrent.
16/07 : Ala Kul.
Levés tôt et très efficaces pour plier bagages, nous sommes dans les premiers à nous élancer à l’assaut d’Ala-Kul. David sursoit à son départ pour ne pas monter avec nous parce que, dit-il, il est certain que nous allons le semer. De fait, il nous faudra 1h30 pour monter, ce qui est loin des 4 heures qu’il avait annoncées. David trouve le Kirghizistan difficile en comparaison du Népal : voilà qui nous rassure ! En chemin, nous croisons un groupe de personnes « d’un certain âge » accompagnées de guide et porteurs. Dès le premier raidillon, un homme glisse et tombe. Nous trouvons inconscient qu’une agence propose un trek d’un tel niveau de difficulté à un public qui n’est pas préparé à l’affronter.
L’arrivée sur le lac est une pure magie. L’Alu Kul est une turquoise posée dans l’écrin de zéolite des hauts sommets.
Nous montons encore, jusqu’à 3800 mètres, jusqu’à dominer l’ensemble du massif. C’est un enchantement dont on ne peut détacher les yeux.
De l’autre côté, la descente dans la Keltede Valley se fait le long d’une paroi sablonneuse assez périlleuse.
Dans la vallée, plus bas, nous croisons un couple de « licornes », deux individus éthérés, improbables et burlesques. J’aperçois d’abord la femme, de dos, et à la voir se mouvoir en crabe, aidée pas à pas par son porteur, j’imagine qu’elle doit avoir au moins 75 ans. Mais surprise : elle en a 30 tout au plus ! Elle a le visage totalement blanchi par une épaisse crème solaire et les lèvres recouvertes de graisse sombre. Son compagnon est grimé de même. On dirait deux clowns blancs avec manchons et gants. Tous deux vivent là une grande aventure (pardon, je suis moqueur !)
Plus bas encore, tandis que nous nous sommes longuement arrêtés au bord d’un torrent pour manger et filtrer de l’eau pour nos gourdes, nous revoyons passer nos deux licornes. Leur porteur les devance d’une bonne centaine de mètres, l’air atterré. Soudain, la licorne mâle enjambe un ruisselet d’eau comme le ferait une danseuse étoile et s’extasie de satisfaction comme s’il venait de franchir les chutes du Zambèze d’un seul bon, le tout sous l’œil attentif de la GoPro de sa compagne. Nous rions de bon cœur, cela détend les muscles.
Bivouac à Altynarashan. Nous achetons des œufs pour faire une omelette. La première de notre périple.
Le 17/07. Retour sans grand intérêt par la piste de la vallée. 16 kilomètres. Nous revoyons les deux licornes, uniques passagers d’un gros camion 4×4 qui filment la route du retour. Cela promet un magnifique film de vacances…
A Aksu, nous croisons deux français à un arrêt de bus et négocions un « auto-stop payant » (au Kirghizistan, n’importe quelle voiture est susceptible de se transformer en taxi) que nous partageons avec eux. Retour chez Elvira, notre hôtesse à Karakol, où nous retrouvons avec plaisir Marie et Maïna, deux auto-stoppeuses françaises déjà croisées à Bishkek.
L’effet ‘lecture du Pikou’ toujours le même ! je peux vous imaginer sans problème ! et oh je retrouve le feu… celui de la cabane, celui du Maroc… j’adore ! et vous vous moquez vous ? nan mais vous avez été élevés comment lol ! je vois juste Mamie si elle pouvait lire le récit 🙂
Bon ben, il faut lui téléphoner et lui lire tout ça!!! 🙂
Hm, la question avec les démesures, c’est qu’elles dépendent de celui qui mesure…
Alors c’est quoi une démesure pour vous?😘
En fait, ce sont d’abord les démesures de la terre dont il est question. Petites démesures seulement, parce que les grandes, nous ne sommes pas de taille à les affronter, Célia et moi. Alors pour le moment on se contente de sommets à 4000 en attentant les 5400 dans les Annapurna. Mais nous restons à notre petite échelle. Ce sont aussi nos petites démesures, nos minuscules « hubris »: nous essayons de repousser, un peu, nos limites, quitte à nous montrer parfois un peu présomptueux. Il y a beaucoup d’autodérision dans ce titre: « Chronique des petites démesures ». Et puis j’aime les oxymores: ce sont des tentatives désespérées pour concilier les contraires…