Chroniques des petites et grandes démesures (4)
Après la relative déception que nous avons connue en Ouzbékistan, essentiellement due à la distance induite par le tourisme de masse entre le voyageur et les autochtones, notre séjour au Turkménistan a été une paradoxale bouffée d’air. Nous avions sans doute quelques préjugés à l’égard de ce pays à cause des tracasseries administratives liées à l’obtention du visa de transit (qui au total nous aura quand même coûté 155 dollars pour 5 jours, un record !) et, il faut bien le dire, du complexe de supériorité des démocraties occidentales à l’égard des régimes autoritaires. Après cinq jours passés au Turkménistan, tout ce que nous pouvons dire, c’est que nous n’avons plus aucune certitude et que nous sommes incapables de poser des conclusions ; tout au plus pouvons-nous émettre des hypothèses, formuler des intuitions…
Contre toute attente, le passage de la frontière Turkmène se passe en moins d’une heure. Pendant tout le temps des formalités, nous côtoyons une jeune femme vêtue d’un tee-shirt noir strassé, bien en chair comme Boule de suif et avec, semble-t-il, les mêmes appétits, les sourcils plus dessinés que naturels et le rire au bord des lèvres. Elle promène un minuscule chien dans une niche en tissu. Elle nous appelle aussitôt « My friends ». C’est à peu près tout ce qu’elle sait dire en anglais avec « Money money ». Passés tous les portiques et portails barbelés, remplis tous les formulaires et allégés de 25 dollars supplémentaires dont nous ignorons la destination, nous nous retrouvons à partager le même taxi pour Turkmenabat. En chemin, la jeune femme, qui s’appelle Firyuza, nous propose de continuer en taxi jusqu’à Achgabat. C’est plus cher que le train, évidemment, mais comme nous avons constaté qu’il n’y avait plus de places avant deux jours dans le train de nuit, nous acceptons. A Turkmenabat, sur les conseils de la jeune femme, nous changeons 100 dollars en pleine rue. 18 manats pour 1 dollar alors que le taux officiel est de 3,5 manats pour un dollar. Firyuza nous propose d’acheter de la bière (et se moque de nous parce que nous n’en voulons qu’une). C’est comme ça que nous nous retrouvons à boire de la « Berk » dans la voiture avant même d’avoir mangé.
A Mary, nous changeons de taxi. 30 minutes plus tard, nous nous arrêtons pour déguster du poisson de pisciculture. Deux énormes monstres dont un parait être un silure. 3kg pour 4, le tout arrosé de vodka. Firyuza profite de cette pause pour libérer son chien miniature : c’est un peu son enfant et il mange du concombre. Il fait peur à une serveuse du restaurant. Tout en mangeant, elle nous montre des photos d’elle du temps où elle était mince, comme si ce qu’elle est maintenant n’était pas elle. Jusqu’à 30 ans, dit-elle, elle était svelte et belle ; maintenant… Elle éclate de rire : « C’est l’effet de la bière, de la vodka et du poisson frit ». Si on a bien compris, elle est russe, vit à Turmenabachi et son boy friend, comme elle dit, était en Ouzbékistan, mais visiblement, cela n’a pas marché. Voilà pourquoi elle rentre. Dans l’après-midi, le chauffeur change de musique sur l’autoradio à la demande de Firyuza qui en a assez d’entendre des chants en turkmène. A un moment, c’est « Voyage voyage » qui passe. On ne peut faire plus de circonstance pour nous.
Voyage voyage
Sur l´eau sacrée d´un fleuve indien
(voyage voyage)
Voyage (voyage)
Et jamais ne reviens
La route défile avec son lot de bosses et de trous. A droite, la planitude absolue de la steppe turkmène, à gauche, les montagnes iraniennes, car nous longeons la frontière. Des troupeaux de dromadaires paissent non loin de la route.
Nous arrivons à Ashgabat de nuit et nous dormons dans l’hôtel le moins cher de la ville. Une 205 immatriculée en Loire Atlantique est garée devant.
Nous croiserons ses propriétaires le lendemain : deux bretons dont le projet est d’aller jusqu’au Japon. Ils récoltent des fonds pour une association. Nous buvons un thé avec eux dans un café que sans eux nous n’aurions pas trouvé car à Achgabat, les commerces ne sont aucunement signalés par des enseignes ou des devantures. Nous y rencontrons aussi une polonaise qui sera au Népal en même temps que nous. Grâce au Wifi, nous pouvons enfin entrer en contact par mail avec notre couchsurfer Merdan qui se propose aussitôt de venir nous chercher.
C’est un jeune homme de 34 ans qui, nous l’apprendrons plus tard, a été mannequin. Il est vêtu d’une chemise blanche et pantalon à pinces, chaussures impeccablement cirées. Sa voiture, une Toyota blanche, comme la plupart des automobiles de la ville, est elle aussi parfaitement propre. Merdan travaille au Ministère des finances. Il nous amène aussitôt dans ce qu’il appelle sa « old house », en fait un appartement dans un vieil immeuble de l’ère soviétique. En route, nous nous arrêtons pour récupérer son fils de 8 ans qui prend des cours particuliers de russe. Nous sommes accueillis par la mère de Merdan. Nous mangeons des samsas par terre, sur un tapis.
L’accueil est assez extraordinaire. Comme s’il s’en excusait, Merdan nous dit que s’il vit là avec sa femme, ses deux enfants et ses parents, c’est à cause des mariages. Il nous explique qu’au Turkménistan, le mariage est extrêmement important et coûteux, de 20 à 50.000 dollars suivant le niveau de prestation. Au sien, il y avait plus de 600 personnes ! Cela se passe de manière très ritualisée. La mère et les sœurs du prétendant vont tout d’abord demander la main de la jeune femme à sa mère, puis les deux mères en parlent à leur mari respectif. Si tout le monde est d’accord, le mariage se fait. Cela commence par des hudayolis, des parties, comme dit Merdan, c’est-à-dire des fêtes, une pour les femmes, une pour les hommes. S’en suit une sorte de simulacre d’enlèvement où le futur mari doit arracher sa promise des mains de toutes les femmes de la famille qui lui barrent la route. Pour passer, il faut payer. « J’ai acheté ma femme pour 5000 dollars ! » nous dit Merdan, visiblement content de l’affaire (son jeune frère, lui, a dû en débourser 8000 !) S’en suit la cérémonie proprement dite. Cela se passe dans un palace éminemment kitsch, en présence d’une équipe de tournage, d’un chanteur et d’un animateur. On nous montre les films du mariage. Le montage est délicieusement mièvre. La mère de Merdan semble très heureuse de revoir ces films (elle passe par ailleurs son temps à regarder des films de Bollywood). C’est elle qui a choisi la femme de Merdan comme nous l’apprendrons plus tard. La femme choisie doit être évidemment vierge et « sage », c’est-à-dire préférer rester à la maison plutôt que de sortir.
Merdan nous accompagne ensuite au centre d’Achgabat. Il nous montre les alignements d’immeubles qui, dit-il, sont les logements de l’élite.
Le terme n’est absolument pas connoté négativement dans sa bouche. Il nous fait aussi visiter son bureau au ministère. Il est, dit-il, le boss d’un des quatre districts. En chemin, il nous montre le palais présidentiel, éclatant de blancheur, et quelques ministères. Tout est de marbre blanc et incroyablement propre. Pas un papier dans les rues, ni la moindre feuille, et pour cause, des légions de femmes font les trois huit pour balayer ! D’après Merdan, elles sont bien payées. « A Achgabat, dit-il, tout est blanc, les immeubles, les voitures. La ville est dans le Guinness Book des records pour cette raison. Our governement est très soucieux d’être dans le Guinness Book… » Je le regarde, essayant de détecter une trace d’ironie de sa part. Il n’y en a pas.
Nous le laissons à son travail pour faire un tour dans Achgabat la blanche. Nous ne sommes pas loin du saint des saints : le quartier des grands ministères et du palais présidentiel. Merdan nous a expliqué que de nombreux bâtiments ont la forme du ministère qu’ils abritent : c’est ainsi que le ministère de l’énergie a la forme d’une batterie, le ministère de la santé celle d’un cobra, le ministère du gaz et pétrole celle d’un briquet, etc. Les bâtiments publics sont à l’avenant : l’hôpital dentaire a la forme d’une dent et celui d’ophtalmologie, la forme d’un œil. Tout cela est bien entendu dans le Guinness Book des records.
Tout et blanc, doré et rectiligne. Les rues du quartier sont interdites à la circulation. De fait, nous nous faisons rapidement rappeler à l’ordre par la police : « No photo », puis carrément refouler.
En désespoir de cause, nous nous rabattons sur le quartier des bazars. Nous entrons dans un vaste bâtiment blanc, dont le fronton indique « Merkezi » en croyant que cela signifie « marché » ou « magasin ». Il s’agit en fait d’un palace très kitsch encore, avec beaucoup de dorures, semblable à celui que nous avons vu dans le film de mariage de Merdan. La ville est en fait pleine de ces palais ! Nous profitons des toilettes « en or » du lieu avant de nous rendre au bazar où nous accompagne une touriste asiatique. Elle nous conseille d’acheter du melon séché. Le vendeur parle l’anglais avec un accent italien ! Nous repartons avec un melon et des tresses de melon séché jusqu’au bureau de Merdan.
Le soir, nous mangeons en famille. Soupe de mouton et plov (encore !). Le père de Merdan nous propose de l’alcool. J’ai le malheur de vouloir expliquer que nous en avons assez bu la veille avec Firyuza, mais cela débouche sur un malentendu : le voilà qui sort de la vodka « VIP » portant un cachet bleu censé signifier que cette vodka ne donne pas mal à la tête ! Durant le repas, nous porterons trois ou quatre toasts, bus à la russe évidemment. Merdan, lui, ne boit pas, il semble plus religieux que le reste de sa famille : il fait une prière après le repas. Les assiettes sont trop pleines. « Why you don’t eat ? demande Merdan. You need energy ! » Il ne cessera pas de répéter cette phrase durant notre séjour.
Il nous amène ensuite visiter Achgabat de nuit. Le spectacle est assez fascinant. Je me sens un peu revenu en enfance, à noël, lorsque le 24 décembre nous allions de Chignat à Clermont-Ferrand voir les illuminations place de Jaude. Il existe des milliers de villes outrageusement illuminées de par le monde : Las Vegas, Shanghai, mais elles n’ont sans doute pas la rigueur d’Achgabat : une fois encore, ici tout est rectiligne : les rangées de lampadaires des parcs et des rues s’organisent en lignes de fuite, déroulant un étonnant tapis lumineux, et il n’y a aucune enseigne, aucun panneau publicitaire.
« Our president tient à ce que la ville soit belle, c’est la capitale ! Nos ressources nous permettent de ne pas pleurer l’électricité. » Nous découvrons ainsi que les arrêts de bus du centre-ville sont climatisés et ont la télévision et que jusqu’à cette année, les Turkmènes ne payaient ni l’eau, ni le gaz, ni l’électricité. Ils ont désormais une modique participation à donner.
Merdan nous promène partout dans la ville, s’arrêtant régulièrement : « Take a photo ! Take a photo ». C’est ainsi que nous découvrons la plus grande grande roue du monde, dans le Guinnes book aussi, un hippodrome délirant, des hôtels de luxe qui le sont tout autant.
L’ensemble est une féérie lumineuse et l’on ne sait au juste ce qu’est cette ville : une utopie urbaine comme on en trouvait dans la science-fiction des années 1970 ou une dangereuse dystopie… Merdan n’émet pas la moindre critique à l’égard de our governement. Il semble d’accord avec tout. Il nous explique qu’il y a des policiers en civil qui verbalisent les gens qui ne traversent pas sur les passages piétons. « Les gens ne sont pas capables de respecter les limitations de vitesse par eux-mêmes, alors our governement a mis en place des radars ». De même, à Achgabat, les automobiles qui ne sont pas propres sont verbalisées. Ce soir-là, nous croisons une équipe de nettoyage occupée à briquer les lignes blanches des rues. C’est que our president doit passer par là le lendemain…
Je me dis qu’Achgabat est une ville de la démesure, du gaspillage éhonté ; un délire mégalo, une folie, et pourtant je la regarde bouche bée. Je me dis que our president, alias Gurbanguly Berdymukhammedov, ancien dentiste, un type qui a enregistré un rap et qui s’amuse à faire des dérapages dans le désert avec sa voiture, écrit des livres de « philosophie » sur tout et n’importe quoi, qui prétend que c’est le peuple Turkmène qui demande que de grandes statues à son effigie soient érigées en ville, est un dangereux mégalomane, mais je me dis aussi que le monde est plein de ces dirigeants-là et que nous n’avons aucune leçon à donner en matière de lois liberticides ou de délires mégalos. Alors évidement tandis que Gurbanguly Berdymukhammedov illumine sa ville, une bonne partie des Turkmènes vit sous le seuil de pauvreté ; mais n’en est-il pas de même dans les démocraties occidentales?
Nous construisons des ronds-points pharaoniques, des stades, des infrastructures qui objectivement ne servent à rien alors que les milliards dépensés pourraient mieux servir… Les Turkmènes, habitués au pouvoir fort des Khans puis au joug soviétique semblent s’accommoder d’our president ; ils ont tous des VPN pour contourner les sites interdits, Facebook, Youtube, Couchsurfing. Merdan lui-même, qui semble si fier de son pays, de ses coutumes et des réalisations de Gurbanguly Berdymukhammedov, accueille des étrangers chez lui sans crainte et au mépris de la loi. Bon, j’avoue m’être demandé s’il n’était tout simplement pas un agent du gouvernement chargé de la propagande auprès des touristes, car c’est un excellent apologiste et, contrairement à sa mère ou sa femme, il est assez froid et peu curieux de l’autre. Nous ne l’intéressons pas en tant que tels. Dans une certaine mesure, nous semblons être une excellente excuse pour retarder le moment de rentrer chez lui. Mais que fuit-il? Il semble avoir de bonnes relations avec sa femme… Nous rentrons la tête pleine de questions.
Le lendemain, nous prenons le bus pour aller visiter Nissa, une ancienne citée parthe puis nous faisons du stop pour aller voir la plus grande mosquée d’Asie centrale, celle qui porte le nom du premier président du Turkménistan : Turkmenbashi Ruhy. Elle a été construite par Bouygues, comme une bonne partie d’Achgabat et cela se sent. Elle ressemble à un « Merkezi » et n’a pas d’âme, comme si le visiteur sentait la présence du béton sous les parements de marbre et les dorures. Elle est outrageusement kitsch.
Nous rentrons de bonne heure et nous avons la chance de trouver la mère et l’épouse de Merdan en train de préparer des mantis. C’est un beau moment de partage, même si elles ne parlent pas du tout anglais. Internet ne fonctionnant pas vraiment, nous ne pouvons pas compter sur les smartphones. Qu’à cela ne tienne, quelques mots de russe et des mimes suffisent à nous faire comprendre.
Nouveau repas en famille arrosé de vodka VIP. Merdan nous amène ensuite chez James, son premier couchsurfer, un américain mercenaire de l’enseignement, installé à Achgabat depuis et qui lui-même accueille des voyageurs du monde entier. Nous y rencontrons David, un jeune autrichien avec lequel nous nous promènerons le lendemain, à la recherche d’un restaurant dans les montagnes où je mangerai une infâme salade de croutons indûment baptisée salade Caesar, assis sur un tapchan qui enjambe la rivière.
Puis nous allons visiter l’aéroport d’Achgabat, qui a la forme d’une hirondelle. Our president a le même, en plus petit, pour son usage personnel…
Le lendemain soir, après avoir mangé chinois dans un palace vide (à se demander si tous les hôtels d’Achgabat ne sont pas là juste pour le prestige sans réellement servir) en compagnie de James, de David et d’un couchsurfer tchèque, nous irons visiter un centre commercial, très kitsch aussi et qui d’ailleurs n’est pas sans points communs avec la mosquée Turkmenbashi Ruhy : on reconnait la griffe et la subtilité de Bouygues…
Le lendemain matin, Merdan nous conduit jusqu’au premier check-point et nous offre même le bus pour traverser le no man’s land jusqu’à la frontière proprement dite. Nous avons un gros pincement au cœur en passant la grille. Devant nous, il y a l’Iran.