Tourisme de masse…

Chroniques des petites et grandes désillusions

La mémoire est un mirage. Elle fige les choses dans un éternel présent, elle épingle des cartes postales sur les panneaux de liège de nos cerveaux, elle nous fait croire que les êtres et les choses sont immuables, qu’on les retrouvera tels qu’on les avait laissés. Mais entre ce passé figé et la réalité des retrouvailles, il y a l’infini d’une nostalgie, une distance bien plus vaste que des années lumière.

A Jaisalmer

A Jaisalmer, je fus il y a 25 ans; à Jaisalmer je suis retourné aujourd’hui.
Ce n’est plus la même ville.
Jadis, il y avait des places désertes, le silence, on marchait dans les ruelles paisibles, à l’affût de ces toiles colorées que l’Inde peint de manière impromptue au coin des rues, on rencontrait souvent l’harmonie. Il n’y avait qu’une poignée de maisons d’hôtes dans la citadelle et quelques restaurants.

A Jaisalmer


Aujourd’hui, les ruelles sont encombrées de touristes et de motos, les places pleines de rickshaws. Toutes les maisons ou presque sont devenues des magasins de bibelots, des restaurants, des hôtels. Il y a du bruit bien avant le début du jour et ce jusqu’à la nuit. Rocamadour au Rajasthan!
C’est tout le Rajasthan qui est en fait un gigantesque Rocamadour, à cette nuance près qu’à Rocamadour, on ne harcèle pas le passant à chaque pas.

A Jaisalmer


A mon sens, Jaisalmer est la parfaite illustration du cercle vicieux du tourisme de masse. On pourrait presque y voir une métonymie de notre système économique, uniquement et stupidement fondé sur la croissance.
Imaginez une ville peu fréquentée par les touristes parce quelle est assez difficile d’accès. Les guides de voyage la présentent comme un lieu qui a gardé son authenticité. Au fil des années, de plus en plus de touristes en quête de calme y viennent. Tellement, qu’on se met bientôt à construire des hôtels et à ouvrir des guesthouses. Les tour operators s’y mettent. L’état améliore le réseau routier et les infrastructures. Les touristes affluent. Les boutiques à bibelots fleurissent. Il y a davantage de rickshaws qui arpentent le pavé. De plus en plus de monde et de bruit. La richesse augmente un temps. Puis le marché arrive bientôt à saturation: trop d’hôtels, de restaurants, de boutiques… La concurrence est si rude qu’on harcèle le passant dans les rues pour qu’il achète ci ou ça, pour qu’il prenne un Rickshaw, etc. Le touriste en a alors assez de cette ville qui a perdu tout son cachet et s’en va plus loin jeter son dévolu sur une cité qui, toujours selon les guides de voyage, a su garder son authenticité… Et ainsi de suite jusqu’à épuisement. Je mettrai ma main à couper que Bundi, une petite ville du Rajasthan, subira le sort de Jaisalmer dans les années à venir.

Sur les rives du Gadii Sagar

A Jaisalmer, pour trouver la paix, il faut désormais aller se perdre sur les rives du Gadii Sagar au matin. Mais le dire, n’est-ce pas déjà condamner ce lieu ?

Sur les rives du Gadii Sagar

Le palais des vents à Jaïpur

A Jaïpur, lassés de décliner sans cesse les offres des marchands qui nous barraient la route, nous avons fini par les ignorer totalement; jusqu’à ce qu’un marchand plutôt sympathique nous rattrape et nous demande de justifier notre attitude. Comment pouvons-nous  comprendre la culture du pays si nous ne discutons pas avec les gens? Ce à quoi nous répondons de concert que nous aimerions bien parler avec les gens comme nous l’avons fait en Iran et ailleurs, mais que chaque fois qu’on nous aborde ici, c’est pour tenter de nous vendre quelque chose et que cela arrive plusieurs dizaines de fois par jour. Le vendeur nous dit qu’il comprend et nous invite à boire le thé. « I like to speak with western people ». Il nous assure qu’il ne veut rien nous vendre, juste discuter. Nous le suivons dans sa boutique, un petit sourire en coin. L’homme nous pose quelques questions sur notre voyage, nos métiers respectifs puis il insiste pour faire essayer un sari à Célia. Nous connaissons par coeur cette technique de vente mais comme à Dubaï, nous laissons le vendeur déballer en vain sa marchandise. Séance photo. Comme nous ne manifestons pas le moindre désir d’acheter le sari revêtu par Célia, le vendeur est bien obligé de passer à autre chose, sans quoi il perdrait la face. Voila donc un homme qui prétendait vouloir discuter avec nous sans chercher à nous vendre quoi que ce soit. Nous avons effectivement discuté, mais le temps de ces dix minutes de discussion, sans avoir l’air d’y toucher, l’homme nous a proposé des habits, de la marijuana et, escroquerie courante et archi connue de Jaïpur, une affaire prétendument juteuse qui consisterait à servir d’intermédiaire pour des vendeurs de pierres précieuses. Il nous explique que si un Indien veut exporter des pierres en Europe, il a d’énormes taxes douanières à payer; mais qu’un occidental, lui, peut acheter des gemmes en Inde et les sortir du pays sans taxe. On imagine la suite. En réalité, on persuade le touriste que s’il achète des saphirs, des émeraudes, etc., il pourra les revendre ensuite en Europe avec une grosse plus-value. Il n’en est rien, évidemment. Mais comme nous arguons que gagner de l’argent ne nous intéresse pas, notre vendeur est désespéré et abandonne la partie. Il n’y a pas de morale à cette histoire parce qu’il n’y a pas de morale en matière de commerce.

Ambre Palace à Jaïpur

Peut-on encore voyager sans tomber sans les rets du tourisme de masse? C’est de plus en plus difficile. Tous les lieux ou presque sont devenus accessibles. Tous les lieux sont désormais répertoriés, fichés, photographiés, googlisés, instagramisés.
Pourtant, il est encore quelques Edens dont les voyageurs au long cours échangent les coordonnées en chuchotant. Nous avons une petite liste. Nous irons. Mais désormais nous tairons le nom de ces lieux et nous n’en donnerons plus la localisation.

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