De Roscoff à Voray-sur-l’Ognon
Un autre voyage a commencé depuis 2440 km. Il ne ressemblera pas aux précédents. D’abord parce que le « grand départ » n’a lieu qu’une fois: pour nous, ce fut le 1er juillet 2019. Depuis, nos proches se sont habitués à notre absence, à nous voir revenir puis repartir. C’est devenu normal. Le voyage, l’errance, le nomadisme sont notre mode de vie désormais.
Cette fois, nous sommes partis à vélo. Première étape: Budapest où je dois être le 28 septembre pour participer au Festival Européen du Premier Roman. Ensuite? Nous ne savons pas. Il suffit de regarder une carte pour constater que bien des chemins s’ouvriront alors devant nous…
Finalement, peut-être que le vrai voyage commencera justement après Budapest…
Nos vélos ont été assemblés par Benjamin (les vélos de Ben) un jeune artisan de Lyon, à partir de cadres en acier recyclés des années 90. Mon vélo s’appelle Bronco Bill en souvenir d’une inénarrable soirée passée chez nos amis André et Silvia… Le vélo de Célia n’avait pas de nom jusqu’à ce qu’en Bretagne nous croisions deux roulottes tirées par des chevaux. C’étaient des enfants et leurs éducateurs.
Une jeune fille s'est approchée de nous: "Vous êtes qui, vous? Moi je suis Léa Souchet." Elle épelle: -"S-O-U-C-H-E-T". Elle demande: "Et ils s'appellent comment, vos vélos? - Bronco Bill, dis-je. - Et le tien? - Il n'a pas encore de nom, répond Célia. - Il s'appelle Pédalo!" décrète Léna. Va pour Pédalo, puisque c'est Léna Souchet qui le dit! S-O-U-C-H-E-T.
Je précise que nos vélos sont à assistance musculaire comme je le réponds à tous ceux qui nous demandent s’ils sont électriques.
Par où allons-nous passer? On croyait le savoir et puis le hasard des rencontres et des invitations a changé la donne. La ligne droite n’étant absolument pas le chemin le plus intéressant pour aller d’un point à un autre, nous circonvolons, nous allons-retournons, nous suivons le cours des rivières. Car c’est d’ores et déjà une histoire d’eaux que cette nouvelle errance à vélo… Un grand bout de la Vélodyssée, la V45, des départementales, la Vélofrancette, l’Eurovélo 6, le Tour de Bourgogne, l’Eurovélo 6 à nouveau.
Nous avons suivi bien des cours d’eau, le canal de Brest à Nantes, le Thouet, la Loire, le Cher, l’Aron, le canal du Nivernais, l’Yonne, l’Armançon, le canal du Rhône au Rhin, le Doubs, l’Ognon… Viendront le Rhin et surtout le Danube…
Le fait est que nous sommes partis de Roscoff (Finistère) au premier jour de l’été et que très vite nous avons suivis les eaux lentes du canal de Brest à Nantes. Merveilleuse Bretagne de l’intérieur des terres, merveilleux chemins, si loin des villes, du monde et du bruit.
Les premiers jours ont été un peu difficiles, certes, parce qu’il a fallu remuer le gras de l’immobilité et que comme le dit un de mes amis, le corps est moins souple que l’esprit (Laurent Paris-Macé, ”Le goût du vent”- Éditions Bonneton).
Après un premier crochet à Sarzeau pour une rencontre-dédicace autour de mon livre, nous avons suivi des voies cyclables parfois peu carrossables, allant de bonne en mauvaise fortune suivant les lieux.
Bonne fortune à Muzillac où une jeune femme nous a spontanément proposé d’utiliser ses toilettes et de remplir nos gourdes; mauvaise fortune au même endroit le lendemain matin, où quelqu’un a démonté notre tente à coups de pied tandis que nous dormions, déchirant trois coutures au passage.
C’est que nous vivons un peu comme les tziganes, dans les marges, sur des terrains vagues, des aires de pique-nique plus ou moins dérobées au regard. Par deux fois d’ailleurs, nous avons côtoyé des manouches. Non loin de Tours d’abord, dans une zone indistincte au bord du Cher. Là, tandis que je dormais dans mon hamac. Un camion Pick-up sans marque connue s’est arrêté au bord de la piste avec force grondements de moteur. Un père et son fils se sont approchés. Le premier agissait comme s’il donnait une leçon au second: comment taxer une cigarette à un gadjo en lui faisant peur. « En étant poli, tu peux me dépanner d’une clope? » Impressionné, je ne le suis pas; grognon plutôt d’avoir été dérangé dans ma sieste. « Je suis cycliste, je ne fume pas! – Et la dame? demande-t-il en désignant Célia du menton. – Pareil. » Le voilà qui repart en gromelant, suivi de son garcon silencieux. Plus tard, une camionnette s’arrête, d’où sortent six ou sept manouches venus pour se baigner. Ça gueule et ça s’invective, surtout lorsque deux égarés d’un autre clan tentent l’aventure de s’approcher. « Dégage! Rien qu’en te fouttant un coup de pied au cul, je te pète la mâchoire! ». Plus tard encore, alors que nous sommes assoupis dans notre tente, trois hommes s’approchent. « Oh, oh, oh! Géant vert! fait l’un (?!). Il y a quelqu’un? – Bonsoir, dis-je en sortant la tête de la tente. – Encore toi, chef? dit celui qui a l’initiative du dialogue. C’est mon taxeur de cigarettes. « Tu fais quoi? – Ben je dors! – Seul? – Avec ma femme… -Ah! Je croyais que vous faisiez bang-bang! Pourquoi vous ne sortez pas? Il fait bon. Faites un feu! – On est crevés, on a fait 70 km à vélo. » Un des trois hommes lève les yeux au ciel, l’air de dire: « Ils sont fous ces gadjé! » N’empêche qu’ensuite le niveau sonore baisse (un peu). Savoir-vivre tzigane…
Le lendemain matin, nous croisons un pauvre camp de deux caravanes sous un pont…
Quelques semaines plus tard, nous nous arrêtons sur une aire de pique-nique au bord du canal du nivernais, non loin d’un hôtel fermé. Tandis que je vais faire quelques courses au village le plus proche, Tannay en l’occurence, le propriétaire de l’hôtel du Morvan observe Célia, s’approche, repart. Il revient à mon retour; même manège, un verre de bière à la main. Je me dis que nous allons au devant d’ennuis avec lui. Je décide donc de lui demander si cela le gêne que nous bivouaquions là (sur ce terrain du domaine public en fait). Oui, cela le gêne. Il ne veut pas du tout dialoguer. Pas de tente, devant ses fenêtres (il n’y en a pas vraiment sur la façade qui donne sur le canal) question de respect (l’hôtel est fermé pourtant).
Je lui explique que si nous nous sommes arrêtés là, c’est parce Célia a de gros soucis de ménisque et qu’elle aura du mal à rouler encore aujourd’hui. Il n’en a cure. On n’a qu’à aller plus loin. Pas le temps de lui expliquer que dans d’autres pays du monde, on nous aurait offert l’hospitalité de l’hôtel qu’il a déjà tourné les talons en parlant de police. Nous déménageons cinq kilomètres plus loin, sur une autre aire qui, nous ne tarderons pas à le découvrir, côtoie un camp tzigane. Cris d’enfants, aboiements de chiens. Toute la nuit, un manouche qui se prend pour Caruso poussera fort haut (et fort faux!) la chansonnette tout en frappant régulièrement les chiens. Couinements. Aboiements. Rires. Gueulantes. Nous dormirons peu.
Mais je me dis que décidément nous vivons dans les marges, en quête d’interstices invisibles. Il y en a peu en France et dans la très civilisée Europe. Pas de place pour les vagabonds. Tout est normé, organisé. Malheureusement, nous ne goûtons guère la promiscuité bruyante et géométrique de l’hôtellerie de plein-air, puisque c’est ainsi que l’on nomme les campings et villages de mobilhomes. désormais.
Mais baste! il existe aussi en France des gens hospitaliers et bienveillants. En Brière d’abord, où Andrée nous offre son jardin pour y planter notre tente au bord d’un canal. Il y a bien longtemps, j’avais vu un documentaire sur les marais de Brière et je m’étais promis de m’y promener en barque. Merci donc à Andrée qui nous a prêté son chaland et sa perche.
Au « Potager de l’Impasse » ensuite où Cyrille et Angélique nous accueillent le temps d’apprendre à tresser les échalotes. Il y a là aussi une réfugiée ukrainienne et sa fille…
Labas encore, un Tiers-Lieu de Saint-Brevin où Patrick collecte depuis des décennies des objets des années 50. Il a même reconstitué une rue dans un hangar. Labas est un lieu ouvert, une marge accueillante et fantasque. Nous dormons dans une cabane aérienne…
En Charente-Maritime, je rencontre mon parfait homonyme, un Alain Mascaro photographe et pilote de paramoteur avec lequel j’ai bien des points communs. Sa femme Armelle, infirmière comme l’était Célia, et lui nous accueillent avec chaleur et ce petit quelque chose d’indéfinissable qui fait que certains êtres vous semblent plus humains que d’autres. Merci infiniment pour le temps et le pain partagés. Nous nous reverrons…
A Saint-Gondon, nous nous faisons livrer des pizzas depuis la ville voisine de Gien, mais impossible de payer le livreur: son terminal Carte Bleue ne parvient pas à se connecter. Or nous n’avons que 20 euros en liquide sur les 30 demandés. « Pas grave, dit le livreur, donnez-moi les 20 euros, je paierai le reste. Je participe à votre voyage comme ça! » Qu’il en soit encore remercié.
Un peu plus loin, après avoir suivi des jours pleins le cours de la Loire, nous nous détournons en Bourgogne pour aller boire Champagne et Proseco chez mon éditeur, parce que mince, que mon roman fasse partie des 50 romans préférés des français, ça se fête! (Vous pouvez voter ici: le livre favori des français) Là-bas, Célia et moi nous retrouvons pour la seconde fois de notre existence (ce qui n’est pas donné à tout le monde – clin d’œil à l’ami Vincent) à détruire des clapiers à lapins en béton armé comme on n’en fait plus (et c’est tant mieux!) Nous prenons alors le nom de fennecs des clapiers, nous qui jusque-là nous étions simplement appelés les fennecs. Oui, c’est en rapport avec l’odeur. Essayez donc de pédaler 6 heures sous 40°…
La suite n’est que vignes, vignes et vignes encore! Gevrey Chambertin, Muzigny, Echezeau, Clos-Vougeot, Corton, etc., petites côtes à 7 ou 8 % (les pentes, pas les vins!), le tout sous une chaleur accablante qui fait qu’à la fin de la journée nous avons les côtes rôties…
Monoculture prestigieuse mais motoculture quand même, qui a détruit les forêts et profondément modifié le paysage. L’horreur agricole, nous l’avons croisée partout, hélas. Elle a fait de la Vendée ou des deux Sèvres, par exemple, des déserts monotones et désesperants. Partout s’étend l’empire humain. Il est néfaste pour le reste du vivant. C’est un fait indiscutable. Et il est néfaste pour l’homme lui-même.
Par chance, il reste encore quelques endroits paisibles où pêchent les hérons et il est doux de suivre le fil paisible des eaux où se mire le ciel.
Chaque jour, il nous faut trouver de l’eau. Il y a en bien peu dans les villes et villages; bien peu. Nous la trouvons dans les cimetières… L’eau pour les fleurs des morts.
En fin de journée, nous remplissons un réservoir souple de 10 litres (pour nous laver, boire et faire la cuisine) qu’il faut ensuite charrier jusqu’à trouver un endroit où camper. Monter, démonter le camp, atteler, dételler la remorque, rouler, se laisser doucement hypnotiser par le pendule de la course et le défilement du paysage, tels sont nos jours.
Ils ne sont certes pas toujours très beaux nos coins de bivouac. La France n’est pas l’Islande, le Kirghizistan ou le Chili! Nous avons parfois dormi (on a essayé en tout cas) à 300 mètres d’une autoroute, dans les franges de stades, dans des parcs, des aires de pique-nique plus ou moins clairsemées de détritus. La France, l’Europe, ne sont pas des pays de silence et de grands espaces, exception faite de la montagne peut-être, là où elle n’est pas défigurée par les plaies des stations de ski… Et certains coins de Bretagne…
Oui, il se peut que nous soyons non pas inadaptés, mais désadaptés du monde urbain, des villes tentaculaires, des zones commerciales sans fin, des grandes surfaces que nous sommes souvent contraints de fréquenter parce qu’après avoir pédalé 80 ou 100 km, on n’a pas toujours envie d’en faire cinq de plus pour trouver un magasin « humain » ou un marché (quand il y en a). Désadaptés des « vacances » qui conduisent nos contemporains à s’entasser au même endroit, dans des lieux de villégiature qui ne concèdent rien au confort de la vie habituelle, dans des camping-cars qui coûtent des maisons, garés en épi sur des parkings sans âme, dans des villes de cabanes en aluminium et plastique, sur un littoral défiguré par le béton. Désadaptés de la fourmilière humaine, de cette ruche d’Elström souvent terrifiante. Mais encore avides de l’humain dans son individualité et sa richesse.
Lu avec intérêt cette petite chronique. Une étoile particulière au livreur de pizzas, l’histoire m’a émue. Je suis d’une génération où le camping sauvage était autorisé. Nous partions en caravanne, rare à l’époque, si bien que sur la route, quand nous en croisions une, ce n’était que salut et joie de se reconnaître. Mes parents emmenaient une provision de chocolats et autres pour remercier les agriculteurs qui nous autorisaient à nous poser sur leur champ… Tout a changé, tout est policé, encombré. Même ici, on voit de plus en plus de camping-car allignés comme des arêtes, au bord du lac des cygnes :). Le paradoxe est que chacun a droit à la découverte, aux voyages, au besoin de confort pour certains… Merci, en tous cas, pour cette balade de Bill et Pédalo ! 🙂 . Bonne route sauvage et douce à la fois !
Merci à vous de nous faire voyager par procuration
Encore beaucoup de plaisir à te lire, Alain,
à suivre votre aventure humaine avec Celia, d’abord en France, où de belles personnes existent aussi, ouf ! Quel chouette tiers lieu ! Et de belles photos au fil de l’eau. Merci ! Bisous
Histoires de chemins, de paysages et de vous qui cheminez dessus et dedans en croisant d’autres gens qui ne cheminent pas vraiment ou pas du tout, les pas sympas, ou différemment, les touchants, les grands cœurs, les prévenants, etc…
Joli texte Alain et belles photos de ces premiers 2000 kilomètres !