DE FLORINA JUSQU’AU BOUT DU MONDE…

DANS LES MARGES, LES TERRAINS VAGUES…

Avec le recul, je me dis que ce premier voyage à vélo à travers l’Europe et la Turquie aura été une véritable expérience de la marge, ou plutôt des marges. Marges des villes, des villages et des champs. C’est là que nous avons vécu, dans des parcs plus ou moins entretenus, sur les rives des fleuves, dans des no-man’s land interlopes, des landes, des terrains vagues qu’il a fallu souvent débarrasser de leurs ordures, parce que c’est toujours ce problème-là qui revient sans cesse sous les yeux et les pas du voyageur – et donc dans sa mémoire – partout, même dans les pays que l’on dit « propres », comme la Suisse, l’Autriche ou l’Allemagne : l’ordure ! Aucune autre espèce sur Terre ne fait autant de saletés que la nôtre, et quelles saletés !

L’anthropocène n’est pas un mythe, n’en déplaise à Trump et à tous ceux qui, comme lui, pensent de mauvaise (ou bonne) foi que ce n’est rien, que notre empreinte est légère, que nous pourrons revenir en arrière, un jour, peut-être, si on en a le temps et l’envie… Et puis est-ce vraiment nécessaire, finalement ? Quelle importance le plastique dans les rivières, les fleuves et la mer ? Qui le voit vraiment ? Qui se rend compte de tout ce qui a reculé ou disparu par notre faute ? Qui a conscience de ne plus entendre les oiseaux ? Pour cela, il aurait fallu un jour les écouter.

800 millions d’oiseaux ont disparu en 40 ans en Europe. 800 millions !  680 espèces de vertébrés ont aussi été rayées de la surface de la Terre à cause de l’action de l’homme depuis le XIVe siècle. Mais ce n’est rien. Ce n’est pas grave. L’homme peut vivre seul, dans l’absolue déréliction. Il peut vivre dans le béton, sans arbre, sans oiseaux libres ni lumière. Il aura toujours ses chats, ses chiens et ses canaris en cage, nourris avec les os et la  chair des poules et autres animaux d’élevages concentrationnaires.

Pourtant, dans les marges, il reste encore de la vie sauvage, des vies minuscules et des vies invisibles, des vies de fourmis, d’oiseaux, de tortues, de mulots, de chevreuils, de sangliers, de blaireaux, de martres, de loirs, de furets et même des vies de loups et d’ours. Et nous avons entendu piauler les chacals.

En Grèce, peu de temps avant d’entrer en Macédoine du Nord, nous avons traversé une des zones d’Europe les plus densément peuplées en ours et en loups ; cela fait toujours quelque chose de le savoir, de dormir dans une forêt que l’on imagine habitée. Nous avions ressenti la même chose au Chili, au voisinage des pumas.

Lorsque nous franchissons la frontière de la Macédoine du Nord, nous sommes tout étonnés de voir église et mosquée se faire face dans un même village. Nous roulons jusqu’à Orhid où nous louons pour presque rien un petit appartement ; enfin, c’est plutôt un ancien bureau transformé en chambre. La ville est belle, et le lac est un des plus anciens d’Europe, il abrite une espèce de truite qu’on ne trouve nulle part ailleurs.

Puis c’est bientôt l’Albanie. Longue descente jusqu’à la mer, par une des routes les plus dangereuses d’Europe en termes de morts par accident. L’Albanie est une autre terre, une terre d’un autre temps, avec de vieilles usines en ruine et des paysans qui binent leurs champs. Nous dormons dans le jardin d’une pension-camping à 3 euros où nous rencontrons un couple de voyageurs français, Solène et Olivier, et un jeune marcheur un peu fou qui s’en va vers Jérusalem, en se nourrissant quasi exclusivement de pain et d’huile d’olive…

Le monde est plein de voyageurs qui n’écrivent pas de livres. Ils ont quitté un jour leur vie, leur maison, leur famille pour vivre des odyssées. Vous ne connaissez ni leur nom ni leur visage, vous ne les verrez pas à la télévision.

Il y a d’abord ceux qui ont des passeports, des vrais, de ceux qui permettent de passer les ports, les frontières, sans susciter la méfiance des douaniers sourcilleux. Ils sont partis un jour, ces aventuriers qui ont eu la chance de naître là où ils sont nés, de manière raisonnée ou sur un coup de tête, pour vivre autre chose que des vies symétriques. Parmi eux, certains accomplissent de véritables exploits, dans l’ombre. Nous en avons souvent croisé sur notre route. Tenez, par exemple à Karakol, au Kirghizistan, chez l’admirable Elvira qui accueillait des voyageurs pour 5 dollars par jour, gîte et couvert, pour faire vivre sa famille. Il y avait là un voyageur suisse, légèrement handicapé d’un bras, qui venait de traverser la Chine en stop malgré la police qui sans cesse lui avait mis des bâtons dans les roues. Ou bien en Inde, dans le Meghalaya, ce voyageur français parti de Pékin avec un vélo pourri acheté là-bas et qui avait affronté les pistes défoncées et poussiéreuses d’Asie du Sud-est, de la Birmanie et des contreforts de l’Himalaya, humblement, sans le crier sur les toits ni planter le moindre drapeau, contrairement aux petits Neil Armstrong qui pullulent sur la peau du monde.

Au Chili, nous avons raté de peu Jacques Sirat qui tourne autour du monde à vélo depuis plus de dix ans, nous espérions croiser sa route mais la publication de mon premier roman a précipité notre retour. Ce qu’a fait cet homme est pour le moins extraordinaire.

Il n’est pas de ces voyageurs « bourgeois » qui, après l’aventure, s’en retournent dans leurs appartements cossus se regarder eux-mêmes à la télévision, pour la simple raison qu’ils n’en ont pas, je veux dire d’appartements et de télévision. Et d’ailleurs la télévision ne s’intéresse pas à eux, ou bien alors quelque France 3 régionale, parfois. Rarement.

Connaissez-vous par exemple Caroline Moireaux, alias « Pieds libres » qui a traversé une partie du monde à pied durant 8 ans ?  Voulez-vous que je vous dise ? Eh bien ces gens voyagent pour rencontrer d’autres gens, ou si ce n’est pas leur motivation première, les aléas du voyage se chargent de les confronter à l’altérité radicale. Et salvatrice.

J’ai souvent été étonné de ne pas trouver trace de l’autre dans les récits des voyageurs médiatisés, mais juste l’empreinte, profonde, de leur ego sur le blanc des hautes neiges…

Cet égotisme narcissique, nous l’avons aussi rencontré chez les Instagramers en folie, YouTubeurs et Cie ( followed by thousands of followers, my friend, do you imagine or not ? ) qui font profession du voyage et de l’image. Ils affichent leur raison sociale sur leurs vans 4×4, parfois même sur leur vélo ! Ils arrivent avec leurs ordinateurs, leurs caméras et leurs drones et tout ce qu’il faut pour aborder le monde en toute simplicité. Ils ne vivent pas leur voyage, ils le scénarisent, ils le mettent en images. Le monde est un plateau de tournage, une boîte de Prod pour les ceux et celles qui voyagent par procuration en regardant les écrans de leurs smartphones. « Et bordel ! désolé, mais ça m’emmerde d’entendre vrombir ton drone au-dessus des glaciers ou des déserts ! Écoute plutôt le silence, ou tout au moins respecte-le ! Tu fais fuir les marmottes, les renards, les pingouins et tu me gâches le bruissement des chutes d’eau ! » Oui vraiment, ils me font considérablement chier les iceux et les icelles qui prétendent fuir la société de consommation tout en se plaignant de la propreté relative des hostels de Backpackers, ou qui, quand ils dorment dehors, abandonnent leurs feuilles de PQ merdeux et leurs mouchoirs morveux dans ce qu’il reste de forêts primaires ou au bord des torrents glaciaires, toujours en se plaignant que décidément, oui, ces contrées sont dégueulasses. Nous les repérons de loin, Célia et moi, nous prenons la poudre d’escampette, quitte à passer pour des ours. On s’en fout.

Notre bus népalais avant le départ.

Et puis il y a un autre type de voyageurs, partis ou en partance – pour de vrai, ou juste dans leurs rêves – pour les pays que nous, nous fuyons, parfois pour partir en vacances dans les leurs. Pour moi, cela a commencé au Népal, en 2014, dans un bus bondé qui nous ramenait à Katmandu depuis les hauteurs himalayennes, ma fille Chloé, son copain d’alors et moi. Je me suis retrouvé assis sur un siège défoncé, en compagnie d’un homme au regard brûlant, ancien rebelle communiste qui très vite m’a montré son ventre plein de cicatrices des balles qu’il avait reçues. Bientôt, il m’a parlé de son fils. « No future for him, here, mister, no futur ! We leave in a small flat in Katmandu. » 8 mètres carrés, l’appartement, et à cinq ou six dedans, je ne sais plus ; do you see the picture? L’homme m’a demandé si je ne voulais pas prendre son petit de 8 ans avec moi et l’amener en Europe pour lui offrir un avenir ! Il le rêvait médecin, son gamin, peut-être parce que lui-même n’en avait pas trouvé pour le soigner quand il avait reçu des balles dans le bide. Il était sérieux, terriblement et désespérément sérieux, cet homme. Il a fallu que je lui explique que ce n’était pas possible, il ne voulait pas en démordre « You have to take him! You have to. You are human, I see that ! » Humain, oui je l’étais, c’était bien tout le problème ; il aurait fallu que je sois magicien pour l’aider…

Chez Ali à Qazvin (Iran)

Magicien, il aurait fallu l’être en Iran encore, à Qazvin, où nous avons été invités à manger par des réfugiés afghans. Ali, le chef de famille, était prothésiste dentaire. Il voulait partir en France parce que ses enfants n’avaient aucun avenir en Iran, où les réfugiés n’ont pas le droit de travailler (Ali utilisait un prête-nom iranien plus ou moins charitable pour son activité de prothésiste.) Il a fallu lui expliquer que la patrie des Droits de l’Homme n’était plus une terre d’accueil et que son diplôme afghan ne vaudrait pas tripette en France, ce doux pays où des chirurgiens exilés de Kaboul trouvent, au mieux, une place d’aide-soignant dans les hôpitaux. Plus tard sur la route, il a fallu encore l’expliquer à un autre Ali, professeur d’université kurde, qui lui aurait simplement voulu parfaire son français, en France…

Et que dire alors de ce groupe de migrants encerclés par la police, au bord du Danube, en Hongrie, non loin de la frontière serbe, qu’ils avaient réussi à franchir malgré le mur de hauts barbelés érigé par Victor Orban pour protéger l’Europe des hordes barbaresques, armées jusqu’aux dents de leur misérable dénuement.

Si vous saviez tous ces Ulysse qui fuient les guerres de Troie modernes, qui fuient la misère, la sècheresse, la mort, la folie délirante de groupes armés, les dictateurs sanguinaires ! Si vous saviez leurs périples ! Oui, encore une fois ce sont des Odyssées, de Charybde en Scylla la plupart du temps. Et quand, miraculeusement, certains parviennent à traverser les mers et les murs, c’est pour se retrouver face à des armées de Polyphème bornés qui veulent les renvoyer d’où ils viennent, ou les laisser crever sur leurs coques de noix, les laisser se noyer. « Ben quoi, on ne peut accueillir toute la misère du monde, monsieur, comme me l’a dit en classe une étudiante de BTS. C’est normal qu’on les rejette à la mer ! » C’était en 2019, juste avant que nous ne partions. J’en étais resté comme hébété. Je n’avais pas compris alors que quelque chose se tramait, quelque chose comme une méchante libération de la parole (les actes suivraient bientôt.) Oui, celle-là même que nous avons découverte en revenant en France au printemps 2024 et qui nous a saisis à la gorge. Une parole décomplexée, qui ose proférer l’innommable, l’anathème, la sentence de mort. Une parole fasciste. Point barre. Une parole fasciste qui se pare des atours d’une pseudo légitimité et de « Ben quoi ? » faussement étonnés, et qui, avec morgue, se permet de taxer ses opposants de wokisme, d’écoterrorisme, d’islamo-gauchisme, d’antisémitisme, parce qu’il en faut beaucoup des mots en -isme pour détourner oreilles et regards du seul -isme véritablement dangereux, désormais à l’œuvre un peu partout dans le monde et qui nous conduira indéniablement à la catastrophe. Oui, nous avons été saisis à la gorge par l’incroyable assujettissement du journalisme, par l’absolue bêtise de la télévision, par la désinformation, par la propagande, par l’égoïsme, par la jubilation latente, patiente, qui attend son Grand Soir pour exulter, ce moment où on pourra enfin taper sur les crouilles, les noirs, les pédés, les trans, les femmes voilées (ou pas) et les renvoyer dans un hypothétique « chez eux », et, en ce qui concerne les femmes non voilées (mais qu’on aime bien quand même un peu dans le latex ou la résille)  dans leurs cuisines d’où elles n’auraient jamais dû sortir. Ils ont bien cru qu’il était arrivé ce Grand Soir, les petits pervers pépères. Certains, dans l’entre-deux tours, avaient même déjà sorti les matraques et les lettres anonymes. Et puis il y a eu ce sursaut – je n’ose pas dire de la gauche, parce que c’est devenu un gros mot – et les petites ratonnades ordinaires ont été ajournées.

Mais revenons à l’Albanie, aux pays que nous avons traversés à vélo, à la bienveillance et à la gentillesse des gens qui nous ont accueillis, nous ont donné de l’eau, du pain, des fruits, des gâteaux. Revenons à leur curiosité pour notre équipage et ce qu’ils appelaient notre folie, à leurs sourires de nous voir planter notre tente dans leurs champs ou sur une aire de pique-nique poussiéreuse. Oui, nous avons traversé les marges de l’Europe par des chemins de terre et des routes défoncées, par ces voies détournées qu’empruntent les clandestins, les roms, les va-nu-pieds. Clandestins, nous l’avons été. Nous le sommes toujours depuis notre retour, parce que nous ne nous sentons pas à notre place. Notre seule place n’est plus que dans le mouvement. L’errance. Alors oui, nous allons jouer à pseudo-pseudo quelque temps, comme disait l’ami Gary, ou plutôt Ajar, faire semblant de, pour des raisons qui, au bout du compte, sont toutes mauvaises…

Après l’Albanie, il y a eu le Monténégro, la longue montée d’abord jusqu’à un col où j’ai offert le livre de Philippe Marczewski (rencontré à Budapest) à un couple de belges ; puis la descente vers cet enchantement qu’est la baie de Kotor, hélas gâchée par la présence d’immenses paquebots de croisière, et par le fait que Célia a bien failli voler dans le décor à cause d’un petit con qui se prenait pour Fangio.

La Croatie, ensuite, nous la connaissions déjà pour l’avoir traversée en 2014. Trop de voitures, trop de touristes. Dans un camping caillouteux et perché, nous rencontrons un couple de jeunes Israéliens qui viennent de faire cinq ans de service militaire et qui voyagent avec l’argent gagné, étonnés de découvrir le peu que nous dépensons par mois (eux dépensent la même somme par semaine). Je suis sidéré de découvrir qu’ils considèrent l’état de guerre permanent qui pèse sur leur pays comme une donnée normale de leur vie, un simple arrière-plan, en quelque sorte. Je ne peux m’empêcher de penser à 1984.

La guerre, c’est la paix.

Ce sera pire en France quelque temps plus tard.

La vérité, c’est le mensonge.

Lisez donc « Coulée brune », tiens, d’Olivier Manonni (Héloïse d’Ormesson) ; et puis aussi « Les Irresponsables : Qui a porté Hitler au pouvoir ? » de l’historien Johann Chapoutot (NRF Essais)

Turin

Finalement, nous avons pris un bateau pour l’Italie. Vive la pasta, la vraie pizza, les gelatos, puis un bus pour Lyon. Arrivés à cinq heures du matin sous la gare Perrache, nous avons remonté nos vélos et vaillamment attaqué la colline de la Croix-Rousse, puis les monts qui suivaient derrière, jusqu’à chez nos amis Bib et Carole (d’où nous étions partis en juillet 2019).

Puis nous avons repris la route jusqu’à la montagne bourbonnaise, en passant par un endroit qui s’appelle « le bout du monde », et encore Gannat, et Lempdes enfin.

Fin de ce voyage. Un peu plus de 11000 kilomètres à vélo. Je n’avais pas encore achevé mon second roman. Il me faudrait encore d’autres voyages.

Nous étions à l’été 2023…

Suite au prochain épisode…

Une réflexion sur « DE FLORINA JUSQU’AU BOUT DU MONDE… »

  1. Admirable ce voyage et le souffle lyrique du récit que vous en faites. Un récit qui nous en apprend beaucoup sur l’homo soi-disant sapiens ou plutôt nous rappelle ce que nous savons mais ne voulons pas voir.
    Merci Alain, vos récits comme vos écrits romanesques nous sont essentiels.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *