Chronique des incommensurables riens
Siem Reap est une ville du Cambodge entièrement dédiée au tourisme. Les immeubles se partagent en hôtels, restaurants, salons de massages, banques, échoppes de souvenirs et magasins de smartphones. Le soir, la Pub Street s’illumine comme un petit Las Vegas.
On y sert des coktails et de la bière bon marché ; on peut y manger des plats locaux (des insectes et des araignées notamment) aussi bien que de la gastronomie internationale.
J’ignore pourquoi nous avons mieux supporté ici ce qui nous avait semblé insupportable ailleurs ; sans doute parce qu’il n’y a aucune agressivité commerciale au Cambodge et qu’à cause du Coronavirus, la ville était deux fois moins peuplée qu’à l’accoutumée. Très vite, nous avons découvert une petite merveille de restaurant où l’on servait une cuisine khmère délicieuse et nous y avons pris la plupart de nos repas du soir.
Nous logions dans une auberge de jeunesse à deux dollars le lit dans un dortoir exigu qui en comportait 14, fréquentée par de jeunes adultes et quelques vieux enfants.
Tout ce petit monde bruyant ne restait guère que le temps de fréquenter la piscine, jouer au billard, boire beaucoup de bières et visiter un peu les temples d’Angkor.
Car en théorie, c’est bien pour cela que l’on vient à Siem Reap, pour voir les temples…
Et on y vient rarement sans mythologie préalable. Malraux, Indiana Jones ou Lara Croft ont souvent servi de propédeutique.
J’ai lu « La Voie Royale » à dix-sept ans, prenant tout pour argent comptant, sans déceler la moindre mythomanie chez son auteur. J’ai cru à la jungle étouffante, à la gangrène, aux miasmes ; je ne savais pas que les voyageurs, à plus forte raison s’ils sont écrivains, étaient tous des menteurs.
Privée des accommodements littéraires, la vraie réalité est toujours un peu décevante, ou simplement crue. Dans le cas de Malraux, la vérité est simple à énoncer. Un vendredi 13 de 1923, le jeune Malraux et sa femme Clara Goldschmid, alors sans le sou, embarquent à bord de l’Angkor, direction le Cambodge, avec l’intention de piller le temple de Banteay Srei, « la citadelle des femmes » en Khmer, que Clara traduira littéralement par « le château de la pucelle » et de vendre à de riches collectionneurs américains les apsaras et bas-reliefs récoltés. L’entreprise tourne mal. Le futur ministre de la culture de De Gaulle écope de trois ans de prison ferme, commués au final en un an avec sursis ; mais cette aventure lance sa carrière littéraire…
Le film Indiana Jones et le temple maudit est tout autant un mensonge: l’action est censée se passer en Inde, mais le tournage a lieu au Sri Lanka pour l’essentiel, et le fameux temple maudit prétendument indien est fortement inspiré d’Angkor Wat au Cambodge.
Quant à Lara Croft, elle a rendu célèbre le temple de Ta Prohm dans le film Tomb Raider.
Pour marcher sur les traces de Jones ou de Croft, il faut faire abstraction des nuées de selfistes qui tournoient comme des essaims de mouches autour des racines du grand tetrameles nudiflora qui a pris racines dans la pierre.
Parfois, miraculeusement, il y a quelques instants de solitude et de calme où l’on peut goûter à l’étrange présence de la pierre et du végétal entremêlés. Ici, on maintient un état de négligence apparente, laissant croire que la nature a repris ses droits alors que Ta Prohm n’est rien d’autre qu’un romantique et pittoresque jardin de ruines savamment entretenu.
Célia, mon frère et moi avons passé trois jours à parcourir les ruines d’Angkor, tranquillement, juchés sur de hauts et lents vélos de promenade. 120 kilomètres parcourus de temple en temple, du lever au coucher du soleil, passant parfois par les sentiers sableux des jungles, empruntés seulement par les locaux.
Nous avons contemplé les visages énigmatiques du roi Jayavarman VII dans le temple de Bayon, mesuré du regard le grand Naga d’Angkor Thom, croisé quelques singes trop humains et regardé le soleil se lever sur Angkor Wat.
Nous voulions aussi aller voir les villages flottants sur le lac Tonle Sap, en passant par les chemins, mais nous avons dû renoncer parce que la végétation l’avait emporté.
Plus loin, nous avons été refoulés par un policier: impossible de s’approcher du lac sans recourir à une agence ou sans prendre un bateau à 20 dollars par personne.
Alors nous avons rebroussé chemin et pris quelque repos dans une « cabane à sieste » au milieu de champs de lotus. Pour un demi dollar, on peut passer la journée à dormir à l’ombre, sans forcément consommer, nouvelle preuve du savoir-vivre des khmers.
Dans un monde en proie au fourmillement, à l’agitation perpétuelle, faire la sieste dans un hamac au Cambodge ou ailleurs, et si c’était cela finalement, l’aventure?
Aussi avons-nous décidé de passer le 29 février, ce jour qui n’existe que tous les quatre ans, à Kratie, au bord du Mékong, à regarder filer l’eau épaisse des fleuves, ou comme dit mon frère Christian : à enfiler des perles.