Chroniques des petites et grandes démesures (3)
« L’aventure est un engagement de l’être tout entier et sait aller chercher dans les profondeurs ce qui est resté de meilleur et d’humain en nous. Quand le paquet de cartes n’a pas été truqué pour gagner à tous les coups, existent encore le jeu, la surprise, l’imagination, l’enthousiasme de la réussite et le doute de l’échec. L’aventure. » — Walter Bonatti
Qu’on se figure deux chaînes de montagnes se faisant face, l’une regardant vers le nord, altière et blanche de neige ; l’autre, moins élevée et regardant vers le sud, le roc à nu, et entre les deux, une vaste steppe de 20 km, tantôt plane tantôt moutonnant en collines douces, parsemée de yourtes et de troupeaux, vaches, chevaux et yacks…
Nous devions aller d’un côté, nous sommes allés de l’autre, et voici comment.
A Och, nous prenons une marchroutka direction Sary-Moghol, tout au sud. Le mini-bus est déjà plein de paquets. Sous le siège devant moi, une pastèque – si bien que je ne peux pas étendre mes jambes – sous mon siège, un bidon – si bien que j ne peux pas les replier. A peine sommes-nous assis que nous engageons la conversation avec Étienne, un jeune français qui arpente l’Orient plus ou moins extrême depuis trois mois. Étienne est une encyclopédie vivante de la vigne et du vin, il a fait des études supérieures d’œnologie et compte bien devenir vigneron. Sa famille possède une vigne sur les Hautes Côtes de Nuit. Il lit Victor Hugo sur sa liseuse, aime Kaamelott, Orwell, Bakounine et les récits d’alpinistes. J’appelle tout le monde Joe et lui, Michel. Il manie assez peu la langue de bois. Nous sommes donc faits pour nous entendre.
Il y a 17 places dans la marchroutka mais bientôt nous serons 25, sachant que la banquette du fond est entièrement occupée par des sacs, dont les nôtres, ce qui nous a valu de payer un supplément. La travée centrale accueille marchandises et voyageurs assis sur des bidons. A côté de moi, un enfant somnole sur un petit pliant. Derrière lui, un ado passera tout le voyage à moitié couché sur des bagages. Et le voyage va être assez long, 5 heures pour couvrir les 220 km à travers les montagnes.
Au début, nous discutons beaucoup avec Étienne, jusqu’à ce qu’une grand-mère kirghize lui fasse comprendre qu’elle a mal à la tête à force de l’entendre jacasser. Nous nous taisons donc !
Initialement, nous avions prévu de pousser jusqu’à Sary Tash pour faire une randonnée dans les montagnes les plus au nord, mais la rencontre d’Etienne et d’un autre français dont nous ne saurons jamais le nom, alliée au goût pour l’imprévu font que nous nous retrouvons au KCBTA (Kyrgyz Community Based Tourism Association) de Sary Moghol à négocier un taxi qui nous mènera au point de départ de la rando pour le pic Lénine. Un 4×4 nous dépose 27 km plus loin, à 3300 m d’altitude, au bord d’un petit lac.
Étienne et nous plantons nos tentes loin du camp puis nous retrouvons le français sans nom le temps d’un repas dans un container aménagé. Le français sans nom est assez comique dans sa façon de parler. Il prétend faire l’ascension du pic Lénine, mais le prix annoncé par le CBT (1500 dollars) l’a refroidi. Il pense pouvoir le faire seul, il a, dit-il, du matériel : un duvet… Éclat de rire. Nous ne saurons pas s’il a réussi à mener à bien son projet…
Le ciel est magnifique et je fais mes premiers essais de photos nocturnes avec mon petit Sony (pour des questions de poids, j’ai dû faire le deuil de mon gros réflex qui est resté en France).
Le lendemain, nous partons avec Étienne avec pour projet de rejoindre le camp de base du Pic Lénine. La météo est, comme toujours, versatile.
Au premier camp de touristes, Étienne loue un réchaud et se fait estourbir, 20 dollars pour trois jours ! On lui vend aussi la cartouche de gaz dix dollars !
Le Pic Lénine est un monstre trapu, dont le sommet se distingue à peine de la masse blanche. Mais durant toute la journée que dure notre marche d’approche, monsieur Lénine reste voilé et ne daigne pas se montrer dans sa totalité. Il a la tête dans les nuages.
Passé le second col (4150 m), les paysages deviennent d’une infinie variété : glaciers, moraines noires, cheminées de fée, montagnes rouges, ocre, jaunes.
De temps à autres, le sentier large de 20 cm flirte avec le vide sur de vastes poussiers qui parfois s’écoulent en ruisseaux de pierres. On y côtoie des caravanes de chevaux chargés comme des mulets et il est alors périlleux de se croiser, d’autant que les cavaliers, dont la tâche est de ravitailler les camps de touristes ou d’acheminer leurs bagages, affichent une morgue hautaine et se montrent bien peu soucieux des randonneurs.
Lorsque enfin nous arrivons aux camps de base (au pluriel tant les villages de tentes ont poussé alentour comme le chiendent), nous avons déjà affronté la grêle une première fois. Nous sommes à 4400 m dans l’ombre des 7134 mètres du Lénine, une altitude qui ne connaît guère la pluie. A peine le temps de monter le bivouac dans un espace à l’écart qu’une nouvelle averse, assez violente, fait crépiter nos vestes. La grêle bientôt se transforme en neige, nous contraignant à nous réfugier longtemps sous les tentes.
Finalement, une brève éclaircie nous permet d’apercevoir le sommet du pic.
Je me lèverai dans la nuit, vers une heure : le ciel clair et étoilé annonce une belle journée le lendemain. La nuit sera très froide. Il gèle à pierre fendre. Notre petite tente Taurus résiste mais montre ses limites : elle n’est pas faite pour affronter la neige. La tente d’Étienne l’est encore moins ! Plusieurs fois dans la nuit, il secoue les parois de sa tente par la débarrasser de la neige qui s’accumule.
Le petit matin est merveilleux : enfin le Lénine se dévoile et toutes les montagnes alentour avec lui. Le massif baigne dans une lumière dorée presque irréelle.
Étienne s’est levé à cinq heures pour gravir le pic Yukhina (5100 m). Je me contenterai de moins avec le pic Kholm (4696 m) qui offre cependant une magnifique vision périphérique.
Célia reste au camp, un peu affaiblie par l’altitude… Dans l’après-midi, j’irai jusqu’au pied du Lénine, traversant pour cela le vaste glacier parcouru d’un lacis de ruisseaux de fonte aux eaux bleues et brisé çà et là en profondes crevasses dont on n’aperçoit pas le fond. Au gré des caprices météorologiques, le tableau oscille entre carte-postale alpine, cliché en noir et blanc et tableau abstrait : tout dépend de ce que l’on regarde et de quelle manière on le regarde.
Mais quel que soit le moment, le paysage grandiose est malheureusement sali par les villages de tentes jaunes, vertes ou oranges.
Tous pompent l’eau des torrents en aménageant des bassins en bâche plastique, creusent des fosses pour incinérer les ordures, construisent des toilettes de tôle ou de planches ; certains camps ressemblent à des décharges et je ne comprends pas le plaisir qu’il peut y avoir à y résider.
Je hais sans nuance cet alpinisme de pacotille qui ne nécessite pas de véritable engagement autre que financier. J’en viendrai presque à embrasser la vision « aristocratique » de l’alpinisme de Walter Bonatti. Mais qu’au moins celui qui veut gravir un sommet porte son sac, sa nourriture et redescende ses ordures ! Nous en avons vu qui étaient pris en charge de l’aéroport à l’aéroport ; entre temps, des chevaux et des porteurs avaient charrié leurs gros sacs et un guide les avaient menés jusqu’au sommet du Lénine. « J’ai fait le Lénine ! » diront-ils. Mais le Lénine les aura-t-il faits ? certainement pas. Ils repartiront tels qu’ils sont venus.
Malgré ces plaies colorées, le massif du Lénine est d’une éclatante beauté, même sous le mauvais temps : les glaciers se rejoignent en un immense fleuve faussement immobile qui lentement broie la vallée et la réduit en poussière noire.
Le chemin du retour, sous le soleil, nous révèlera tout ce que le mauvais temps nous avait caché à l’aller.
Nous repartons à Och avec Étienne, où nous passerons deux jours ensemble. Les rencontres de voyageurs sont franches et sincères : on n’a ni le temps ni l’envie de se farder…