Chroniques des petites et grandes démesures (1)
Episode 1 : le 5 juillet : « You shall not cross »
L’Ala Archa, c’est un torrent qui prend sa source au pied d’un glacier du même nom, à 4000 mètres d’altitude. Comme il faut toujours se rendre là où naissent les choses, c’est là que nous allons en ce vendredi 5 juillet, après trois jours passés dans les torpeurs de Bichkek.
L’Ala Archa a aussi donné son nom au parc national où justement les habitants de la capitale se rendent pour échapper à la chaleur. Ils se regroupent à l’entrée du parc, dans une zone aménagée avec yourtes de pacotille et tables. Vladimir, un couchsurfer qui nous a fait visiter Bichkek, a montré un certain dédain à l’égard de ses compatriotes qui vont pique-niquer là-haut et restent sur le seuil d’une nature sauvage. Il faut dire que Vladimir est un alpiniste confirmé et qu’il sait quelles merveilles se cachent dans ce parc.
L’Ala Archa, en Kirghize, c’est enfin un genévrier multicolore (ala signifie noir et blanc) aux vertus contrastées. Si on le brûle, il chasse les mauvais esprits ; si on le plante trop près de la maison, il aspire l’énergie vitale de ses habitants.
Nous voilà donc partis avec une carte imprécise et la boussole offerte par Mamie.
Le sentier est censé être sur la rive est de l’Ala Archa, et effectivement, il l’est ; sauf qu’il faut d’abord traverser le torrent en franchissant un « pont » de quarante centimètres de large. Mais est-ce vraiment un pont cette bribe de poteau électrique ou de flèche de grue ?
Il nous semble impossible de passer avec nos godillots et nos gros sacs-à-dos. En basket et sans sac, peut-être, mais là… Alors nous continuons sur la rive ouest avec l’idée de traverser le torrent à gué un peu plus loin. Après tout, nous l’avons déjà fait en Islande. Sauf que l’Ala Archa ne le veut pas. Nous parvenons certes à franchir des bras secondaires, mais pas le maître-torrent. C’est une furie, un maelström! Nous tentons dix fois de traverser en des endroits différents, dix fois les eaux nous refoulent. Vaille que vaille nous continuons sur la rive ouest, le long d’un sentier indistinct tracé par tous ceux qui, comme nous, n’ont pas franchi le pont. Au détour d’un méandre surmonté d’un pierrier, nous débouchons dans un champ de fleurs où, après encore quelques tentatives pour franchir l’Ala Archa en amont, nous finissons par monter le camp, non loin d’un jeune kirghize solitaire venu là chercher paix et silence.
C’est un endroit magique en face de l’Uchitel Peak qui tire une langue de glace. Sur la paroi basse, on distingue comme la silhouette d’un gigantesque troll qui en porterait un plus petit sur l’épaule, dessinant un Saint-Christophe un peu grotesque à face de dieu Bès. Premier et modeste feu de camp avec les branches mortes d’un genévrier solitaire qui pousse non loin.
Dans la nuit, il se met à pleuvoir. Cela ne s’arrêtera pas avant le lendemain midi. Du coup, nous dormons. Une demi-journée perdue. Nous verrons que cela ne sera pas sans conséquence…
Episode 2 : le 6 juillet : « Vive le Goretex ! »
Vers treize heures trente, grâce à des incantations magiques qui ont déjà fait leurs preuves dans la vallée de Gömede en Turquie, le soleil revient. Le jeune kirghize solitaire, lui, a abandonné et plié le camp. Nous décidons de laisser le bivouac en l’état et de partir vers le glacier Ala Archa avec de mini sacs-à-dos : poches à eau, vestes et pantalons Goretex. Nous escaladons des pierriers, franchissons des épaulements jusqu’à ce point où, enfin, on peut passer sur l’autre rive du torrent, simplement parce qu’un pan de montagne en a coupé le cours, obligeant les eaux à se faufiler, invisibles, sous le titanesque amas de pierres.
Assez vite, le temps tourne. La lumière fuit. La pluie se met à tomber avec violence. Nous sommes bienheureux d’avoir nos Goretex ! Il peut pleuvoir des déluges, nous nous en moquons avec morgue !
Sous le ciel noir, le paysage est d’une sinistre beauté. Nous entrons dans une haute vallée où les eaux de l’Ala Archa ont formé des lacs. Le glacier est face à nous, mais nous ne le voyons pas. Les nuages le voilent. On devine simplement sa présence à l’air froid ; il ne reste de lui qu’une aura pesante et vaste.
Mais bientôt le vent chasse les nuages d’altitude et nous apercevons furtivement l’origine des eaux. Puis le ciel s’ouvre comme magiquement, la lumière revient. Il fait beau soudain.
Nous regagnons le camp sous le soleil, découvrant un autre paysage que celui aperçu à l’aller.
Dans la nuit, nous contemplons un ciel magnifique. La voie lactée est d’une incroyable densité, jamais vue jusque-là, même dans le haut Atlas marocain.
Jour 3 : le 7 juillet : « Petite folie ordinaire »
Nous plions le camp et regagnons l’entrée du parc, en proie à de vagues questions dont nous avons déjà les réponses sans oser encore les prononcer. Nous avions prévu l’ascension du Komsomolet Peak, littéralement le Pic du jeune communiste, 4204 m, mais nous nous étions jugés en petite forme pour commencer par là dès le premier jour. Or la demi-journée de pluie a changé la donne : nous sommes à cours de nourriture. Il manque au moins un repas pour envisager sereinement d’attaquer notre premier 4000. Il nous reste deux paquets de pâtes chinoises (2×400 kcal), un ridicule morceau de fromage, quatre billes de Kypyt (Kourout), le fameux fromage Kirghize dur comme la pierre, une poignée d’amandes, deux soupes (2×80 kcal) et trois barres de céréales. Nous tentons de trouver de quoi manger à l’entrée du parc, en vain.
En temps normal, nous sommes toujours plus ou moins sous-alimentés en randonnée, poids du sac oblige, mais là, c’est tout de même un « 4000 » qui s’annonce ! Sans doute sommes-nous un peu fous, un peu fous d’être partis au bout du monde, un peu fous d’être là, au bord de l’Ala Archa, à filtrer l’eau du torrent pour remplir nos gourdes. D’ailleurs, nous oublions d’en remplir une, que l’on croit pleine alors qu’elle est déjà bien entamée.
Il est quinze heures et nous partons à l’assaut du Komsomolet. 2408 mètres de dénivelé positif. Comme nous sommes partis tard et que les coins de bivouac sont rares, nous nous arrêtons approximativement à 3000 mètres d’altitude pour planter la petite tente Taurus en face du glacier Al Aksaï et au milieu d’un champ de fleurs encore.
Le pic Komsomolet, ce n’est pas une déchirure de la terre comme le sont les montagnes d’en face, c’est plutôt une grande colline, si l’on peut dire, qui bénéficie d’un microclimat exceptionnel. Nulle montagne ne lui fait de l’ombre, il est sous le soleil toute la journée, aussi y trouve-t-on une étonnante végétation jusqu’à presque 4000 mètres.
Nous trouvons de quoi faire un minuscule feu de camp, nous mangeons une soupe et partageons un paquet de pâtes chinoises, une microscopique ration de fromage et nous couchons de bonne heure.
Jour 4 : le 8 juillet : « Le Komsomolet en version fitness »
A 7h45, nous attaquons la montée. Le petit-déjeuner a consisté en une barre de céréales Fitness et d’une idée de morceau de fromage. Que dire des 1200 mètres qui nous séparent encore du sommet ? Passés les 3500 mètres, quelque chose se passe dans les corps. L’oxygène commence à manquer et l’on se sent lourd, lent.
Je grimpe un peu comme une machine régulière, presque sans penser. Célia perd un peu du terrain, nous ne montons pas au même rythme. Je l’attends, puis je la distance à nouveau, inexorablement. Vers 4000 mètres, elle arrête et me laisse continuer seul.
Il n’y a plus de sentier, juste un gigantesque pierrier instable. Je m’accroche à mes bâtons avec en point de mire un éperon rocheux que j’imagine être le sommet. Souvent je monte d’un pas et redescends de deux, créant de petits éboulements. Je grimpe à la volonté mais je n’avance pas. Le sommet me semble toujours aussi loin. Je m’arrête tous les cinq pas pour tenter de retrouver mon souffle. Je n’ai plus d’eau, juste de quoi préparer les pâtes chinoises de midi. J’abandonne mon sac au milieu du pierrier. Plus bas, Célia me regarde grimper, petit bonhomme bleu (c’est la couleur de ma veste), de plus en plus petit et lointain. L’éperon rocheux n’est pas le sommet. Je disparais à la vue de Célia, qui ne manquera pas de s’inquiéter. Il y a encore un petit renflement à franchir. Il est onze heures, je suis au sommet !
Vaincre une montagne, c’est se vaincre soi-même et ce n’est pas simplement la gravir, c’est aussi et surtout la redescendre. Et la descente sera dure pour moi. Je suis sans doute en hypoglycémie et en déshydratation avancée. Nous mangeons 12 amandes chacun, un demi sachet de nouilles chinoises ; juste de quoi tenir jusqu’en bas. Une averse de grêle nous ralentit un peu. Les derniers kilomètres se font sans eau, à entendre le torrent qui gronde dans la vallée jusqu’à nous en mettre l’eau à la bouche. Vers 15h30, nous sommes à l’entrée du parc.
Nous avons couvert 6400 mètres de dénivelé cumulé en moins de 24 heures ! Le temps de boire un litre d’eau chacun, nous tendons le bras, une voiture s’arrête qui nous conduit jusqu’au seuil de la Nomads Home, la guesthouse de Bichkek où nous avons laissé une partie de nos affaires. La chaleur de la capitale est étouffante. Déjà nous rêvons de retourner dans les montagnes. Bientôt. A Karakol.