Chroniques des petites et grandes désillusions
Un peu stupidement, je n’ai pas réalisé immédiatement ce qui avait changé en Inde, ni pourquoi j’avais plus de mal à supporter aujourd’hui ce que j’avais supporté il y a 25 ans. Oui, quelque chose a changé et ce n’est pas un détail. Évidemment, j’ai 25 ans de plus, mais il y a surtout 350 millions d’habitants supplémentaires. Plus de 5 fois la population française! L’Inde a beau être un pays très étendu, cela fait quand même 100 habitants de plus au km2. Les villes ont crû en proportion, la pollution aussi, jusqu’à rendre méconnaissables les cités que j’avais aimées.
Dans les villes de l’Inde du nord, l’air est irrespirable, la promiscuité étouffante, jamais le bruit ne cesse, même la nuit. Les rues et les ruelles sont encombrées de motos et de scooters qui mettent en péril les piétons. C’est un chaos de poussière et de klaxons.
A la fin du XXe siècle, on sentait encore dans l’air l’odeur des garam et de la bouse de vache; aujourd’hui, il n’y a plus que celles des pots d’échappement et des fumées d’usines. Le soleil est la plupart du temps terni par un voile grisâtre. On se met à tousser dès les premières heures.
En psychologie, il existe un syndrome de l’Inde comme il existe un syndrome de Florence. Sans doute en ai-je été victime la première fois que j’y suis allé (d’autant que c’était mon premier grand voyage) au point de trouver au retour ma vie française parfaitement ennuyeuse et de m’inventer toute une mythologie personnelle autour de ce pays.
Peut-être en suis-je à nouveau victime, d’une autre façon. Après l’adhésion, le rejet.
Quoi qu’il en soit, l’Inde est le pays des anomalies. Tout ce que notre civilisation a domestiqué, caché ou refoulé, l’organique, la mort, la maladie, le handicap, la crasse est ici exposé. On ne peut pas faire un pas dans la rue sans croiser une scène, non pas anormale, mais anomale. Oui, en Inde, la réalité ressemble à une brutale hallucination. Le moyen-âge et l’hypermodernité voisinent. La vie exubérante et la mort sèche dans le même sac, dans le même lit. Un amputé des deux jambes rampe par terre, un homme dort allongé dans la poussière à même la rue tandis que les courants et contre-courants de la foule s’écoulent autour de lui, une main dévorée par la lèpre se tend soudain vers vous, une femme enveloppée d’un sari sale dort sous un pont au milieu d’un tas d’ordures tandis que des chiens maigres la reniflent, une vache paît dans les ordures; on crache, on défèque, on meurt au vu et au su de tous, mais dans une déroutante et totale indifférence.
Les indiens semblent aveugles les uns aux autres, selon un code qui peut-être recoupe celui des castes, je ne sais, ou peut-être est-ce une simple question de survie. Ou peut-être encore suis-je plus sensible à un phénomène pourtant familier en France mais que je perçois davantage ici, parce qu’en Inde tout est exacerbé et multiplié. Ou peut-être est-ce enfin ce qu’on pourrait appeler le syndrome de Candide : je porte un regard naïf sur cet étrange monde où les vaches pourtant sacrées se nourrissent des épluchures de poubelle, où le Gange, sacré lui aussi, est souillé par tous les égouts qui s’y déversent et par les restes de cadavres mal brûlés qu’on y jette parce que les pauvres n’ont pas toujours assez d’argent pour payer le bois nécessaire à la crémation de leurs morts. Je vois ce que les indiens ne voient pas, ou ne voient plus, comme eux verraient sans doute mieux que moi les contradictions du pays d’où je viens.
Il est facile d’être ébloui par les couleurs éclatantes de l’Inde, au point de ne rien apercevoir d’autre. Car en Inde, même la misère est pittoresque. A Jodhpur, une femme assise à même la rue donne le sein à son bébé.
Sous la « clock tower » de cette même ville, des enfants aux pieds nus, sales, morveux, vêtus de hardes et mal nourris sont plus beaux que des Poulbots. Leur père, qui se tient à l’écart, les a dressés à mendier. Lui-même ressemble à une icône chrétienne, il émane de lui une sorte de grâce fragile. Les rues sont pleine de Menippe à la Vélasquez qui vous tendent une main décharnée.
Tout fait tableau. Et je crois qu’il est facile de s’en tenir à cette superficie superficielle, de voir l’Inde comme une toile multicolore sans apercevoir la « vraie » réalité. Les monuments sont magnifiques et colorés, la cuisine est épicée, la lumière de la fin du jour rend photogénique le moindre recoin de ville sale, l’hindouisme est exotique et captivant…
Oui, je crois qu’on peut passer en aveugle si l’on suit les sentiers protégés des voyages organisés ou si simplement on revêt les œillères du touriste venu chercher ce qu’on appelle « la richesse culturelle ». Mais sitôt qu’on s’écarte un tant soit peu du tout tracé, on aperçoit le complémentaire de la lumière: l’ombre, la nuit, souvent profonde comme une encre de Chine
Comme en Iran, c’est la condition des femmes qui me touche le plus. Bien sûr, un certain nombre d’entre elles se sont émancipées et les femmes des classes moyennes jouissent d’une liberté relative, mais c’est l’arbre qui cache la forêt. Selon une enquête mondiale relatée par The Guardian (elle date de 2011 mais je ne pense pas que les choses aient beaucoup changé), l’Afghanistan serait le pays du monde le plus dangereux pour les femmes, mais l’Inde se classerait quatrième dans ce triste palmarès, derrière la R.d.C et le Pakistan et devant la Somalie. En cause, les nombreux infanticides, les « dowry deaths » (les femmes tuées à cause d’une dote insuffisante), le mariage et le travail forcés, la traite, le viol et, triste spécialité indienne, l’agression à l’acide.
A Agra, nous avons bu un jus de mangue au café restaurant Sheroes Hangout. C’est un lieu associatif géré par des femmes défigurées par le vitriol que des hommes leur ont jeté au visage. Je crois bien avoir été traumatisé par le documentaire qu’on nous a projeté. L’absolue lâcheté des hommes m’a effaré; le courage de ces femmes m’a plus qu’ému.
La jeune femme qui nous a servis était simplement lumineuse. L’acide sulfurique lui avait dévoré toute la partie gauche du visage et du cou. Malgré cela, elle était belle. Son sourire était doux.
Parmi les femmes qui étaient là, l’une avait été brûlée à l’âge de trois ans, victime collatérale d’une attaque qui visait sa mère. L’indifférence de la société indienne, voire des proches des victimes à l’égard de ce qu’il faut bien appeler barbarie, m’a effaré. J’ai été incapable de dire quoi que ce soit à ces femmes si ce n’est merci.
https://www.sheroeshangout.com/
Il y a 25 ans, j’ai cru que je pourrais vivre en Inde, j’ai même caressé le projet de venir y enseigner. Pour rien au monde aujourd’hui je ne viendrais y habiter. L’Inde – celle du nord en tout cas – est une vésanie délirante. Un étrange sabbat. Un tableau de Jérôme Bosch. Les toiles de Bosch sont fascinantes, mais qui aurait envie d’y vivre?