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Visages de Bénarès

Chroniques des petites et grandes désillusions (4)

Lorsque nous avons passé la frontière, je me suis dit que rien n’avait changé en Inde. Presque rien. J’ai cherché des yeux les célèbres Ambassador, ces voitures qui faisaient vintage dès leur sortie d’usine, il n’y en avait plus. J’ai juste aperçu deux épaves qui rouillaient dans le fond d’un jardin. Bien sûr, il y avait toujours les rickshaws, les vélos antiques, les vaches de ville qui broutent les ordures, les chiens errants, les mendiants, les tas d’ordures, la stridence des klaxons, les minuscules échoppes sur quatre roues, mais plus les blanches Ambassador. A la place, il y avait d’autres voitures blanches, essentiellement de marques japonaises. Ce n’est pas un fait anodin. Ce renouvellement du parc automobile raconte l’ascension des classes moyennes en Inde et la mutation (limitée) à l’œuvre dans le pays. J’en ai une sorte de confirmation à Bénarès, alias Varanasi, la ville sainte des hindouistes. Il est dit que qui vient se faire incinérer là met fin au cycle des réincarnations…

Je suis venu pour la première fois à Varanasi il y a 25 ans. J’en gardais le souvenir d’une ville folle et empreinte de mysticisme. Varanasi est toujours aussi folle: incroyable trafic sur les artères principales, cacophonie de klaxons, cour des miracles de lépreux et d’éclopés, spectacle permanent dans les rues. Mais à mon sens, l’atmosphère n’est plus la même, le mysticisme a pris un autre tour…

Offrande de fleurs à Ganga

Le premier jour, nous n’avons pas eu le courage de nous lever avec le soleil (nous venions de faire 23 heures de bus) pour nous rendre aux Ghats, ces vastes escaliers qui descendent de la vieille ville vers le Gange, là où les indiens font leurs ablutions matinales. Nous sommes donc arrivés sur les lieux vers 10 heures. Plusieurs choses m’ont surpris. L’étonnante propreté des lieux d’abord, qui jure avec le reste de la ville. L’affluence ensuite.

Le nombre incroyable de marchands ambulants enfin – vendeurs d’offrandes florales, de porte-clés dorés, d’icônes hindouistes kitsches, de flûtes de bambou, de babygros en tissu éponge, de cartes postales, de tampons à tatouage éphémère, sans compter les coiffeurs-barbiers-masseurs et les nombreux bateliers – et le nombre tout aussi incroyable de gourous qui professent sous de vastes parasols en patchworks.

Gourou…

Autrefois, les Ghats étaient plus calmes et confidentiels à cette heure-là. On croisait quelques yogis et de rares gourous. Maintenant, on trouve tout un éventails exotique de « saints hommes » – à chignon, à dreads, enduits de cendres, coiffés de feuillage façon Puck, en dotis jaunes, portant sceptre ou non, etc.- et que l’on surprend souvent à compter leurs roupies. Ils exhortent le touriste à se prendre en photo avec eux (moyennant finance) ou tentent de leur apposer un tika coloré entre les yeux (et le « service » n’est pas gratuit non plus).

Celui-ci était occidental à n’en pas douter…
Gourou de chèvres…

Quant aux gourous qui tiennent église sous de grands parasols, on les voit occupés à animer des sortes d’ateliers mystico-pratiques, parlant beaucoup, interrompant souvent leur prêche pour interpeller les passants, amassant des billets qu’eux aussi ils comptent souvent. Tout cela sent fortement l’artifice et la tartufferie.

Mais baste, le spectacle est coloré et varié : nous passons un long moment à observer les visages et à tenter de saisir ce qui se passe derrière la fenêtre des yeux. Un groupe de percussionnistes anime quelques instants le haut des ghats, attirant même les ouailles d’un gourou visiblement populaire.

On se met à danser et je profite de cette diversion pour faire quelques « portraits volés ».

Il y a plus d’indiens que d’occidentaux parmi les badauds, y compris sur les grandes barques qui croisent sur le Gange. Cela aussi est nouveau. Les classes moyennes font désormais du tourisme et les indiens ont reconquis Varanasi. 

Bénarès est une ville construite sur une seule rive, l’autre est la rive des morts. Autrefois, cette dernière était totalement déserte et nul ou presque n’y posait le pied. Aujourd’hui, les bateaux y débarquent des touristes indiens et étrangers; on peut même y faire du dromadaire. Voilà qui est nouveau aussi. Nous regagnons très songeurs « La Vaca India », notre hôtel et le dortoir de quatre lits où nous dormons. 

Nous retournons aux ghats à la nuit tombante. On nous a annoncé une « cérémonie » dont nous ne savons rien. D’emblée, nous sommes saisis par le nombre de spectateurs. Car il s’agit bien plus d’un spectacle que d’une cérémonie. Les ghats sont combles. On se croirait dans un stade. Aux franges de la nuit, sur les eaux sombres du Gange, une multitude de barques bondées sont massées.

Face au fleuve, sept brahmanes officient en chœur dans une chorégraphie sans charme, maniant encens et flammes au son de cloches et de prières chantées enregistrées pour célébrer Ganga, la déesse mère, le tout sous l’œil rectangulaire des smartphones. L’ensemble n’a ni âme ni profondeur.

Les rites sincères ont mutés en folklore, semble-t-il. Le spectacle a quelque chose d’aussi décalé que les films de Bollywood. Nous partons avant la fin, pour tenter de sauver nos oreilles déjà bien abîmées par la cacophonie.

Je ne sais pas comment interpréter ce que j’ai vu. Est-ce le signe d’un recul du sacré chez les classes aisées qui du coup viennent chercher un ersatz de religiosité dans la ville sainte, confiant la direction de leurs âmes à des gourous comme à des coaches? Est-ce un phénomène identitaire, pour ne pas dire nationaliste, qui pousse les hindouistes à se fédérer autour de rituels contre une prétendue menace de l’Islam? Le récent épisode des deux millions de Musulmans de l’Assam auxquels le gouvernement a retiré la nationalité indienne pourrait le laisser penser. L’histoire a montré à plusieurs reprises que les mouvements nationalistes en Inde finissent en bain de sang. Il y a dans ce pays une véritable fascination pour l’Ahimsa (qu’on pourrait traduire par « non-violence » et qui est un des fondements de la religion Jaïn) façon Gandhi, mais c’est aussi un pays où la violence effrénée peut exploser soudainement, dans un Holi sanglant… Quoi qu’il en soit, il paraît que si l’on veut encore trouver une ferveur sincère à Varanasi, c’est sur le Ghat des crémations qu’il faut aller, mais nous nous voyions mal aller faire du tourisme au beau milieu d’un deuil, fût-ce sous un prétexte anthropologique. De même, nous nous sommes refusés à prendre le bateau à l’aube pour observer les ablutions des indiens depuis le fleuve (chose que j’avais faite il y a 25 ans).

Deux plans sans solution de continuité…

En revanche, nous nous sommes amusés à photographier les touristes (occidentaux en majorité, mais aussi indiens) qui photographiaient les ablutions. Petite mise en abyme pour rappeler qu’il y a toujours plusieurs manières de regarder et de voir les êtres et les choses.