Chroniques des petites et grandes désillusions (3)
Qui va à Khiva est fasciné par cette fantasmagorie de terre, de paille et de briques claires posée sur le plan infini du Kyzylkum…
Lorsque l’on vient de Boukhara, on traverse d’abord de désespérantes étendues de sable et de poussière hérissées de buissons que de la fenêtre du train on imagine épineux.
Quelques 300 km plus loin, sitôt franchie l’Amou Daria, le désert laisse place à de vastes cultures, champs, vignes et vergers…
La gare de Khiva fait face à une vaste avenue bordée d’immeubles neufs et d’hôtels en construction qui pour l’instant s’en va mourir au bord d’un no man’s land gagné sur la vieille ville. Sur les côtés, de grandes palissades de tôle crème cachent les quartiers populaires et les chantiers de démolition. On finira sans doute par ériger un mur; bientôt ici, cela ressemblera à Samarcande. Mais la vieille Khiva, retranchée derrière les épaisses murailles de terre et de paille hérissées de pieux d’Ichan Kala, ne bougera pas, on l’espère…
Nous sommes arrivés au coucher du soleil. Au loin, les façades des médersas et les minarets dessinaient en ombre chinoise une gravure orientale comme dans les Ali Baba de l’enfance. Les rues étaient encore pleines de marchands de soieries, de miniatures peintes et de céramiques; tout cela aurait presque pu passer pour naturel s’il n’y avait eu trop d’échoppes, trop de propreté et d’alignements, de répétition sérielle des mêmes foulards, de la même vaisselle bleue et des mêmes statuettes rigolardes de Nasr Eddin Odja. Bimbeloterie touristique comme on en trouve à Rocamadour et dans tous les lieux où l’histoire n’est plus qu’un prétexte commercial. Pourtant, à Khiva, cela va encore, on peut respirer et il n’y a pas tant de touristes que ça. Il suffit d’entrer un peu dans les quartiers de terre pour voir l’autre côté du décor et se retrouver seuls à escalader les murailles et à traverser de vieilles nécropoles aux tombes éventrées parsemées d’ossements.
A Khiva, les rêveurs peuvent encore trouver leur compte de fantasmes. Les minarets cerclés de majolique verte ou bleue ressemblent un peu à des phares bretons.
Le minaret qui devait être le plus haut du monde musulman, Kalta Minor – resté inachevé, n’en déplaise au présomptueux Khan qui l’avait commandé – est si irréel qu’il en est presque incongru.
Le plus beau des mausolées de la ville est celui de Pahlavon, un fourreur, lutteur et poète . Les ouzbeks viennent lui faire des dons en billets de 1000 tandis qu’un jeune religieux chante des prières à Allah en s’interrompant souvent pour répondre au téléphone. Les dévotions de tous sont d’ailleurs régulièrement interrompues par des appels. A l’entrée, un panneau rappelle pourtant les règles en vigueur dans un lieu de culte. Mais rien ne concerne les smartphones…
La vieille Khiva est un mouchoir de poche et malgré l’abondance de monuments à visiter, on en a vite fait le tour. On ne gagne rien à y demeurer trop longtemps, si ce n’est à s’agacer des sollicitations des vendeurs de bibelots et du prix de l’eau en bouteille. Pourtant Khiva est belle, les majoliques et les briques, le soir, se teintent de reflets magiques et l’on se prend à rêver de tapis volants et de contes, comme transporté dans la Bagdad médiévale;
mais ce n’est que Khiva, ville de Khans régnant sur des tribus dont les guerriers portaient des toques d’épaisse fourrure que l’on fait aujourd’hui essayer à des touristes alors qu’il fait 35 degrés à l’ombre!
Bientôt Khiva ne sera plus qu’un musée, une ville de monuments, de maisons d’hôtes et d’échoppes, retranchée derrière les remparts d’Ichan Kala et assiégée par des armées d’hôtels avec piscines, alignés à l’extérieur comme des centuries. Peut-être avons-nous connu les derniers instants d’une Khiva encore supportable; mais qu’en sera-t-il dans deux ou trois ans? Dans dix? Quand les deux kilomètres qui séparent la gare de la ville ne seront plus qu’une longue théorie de magasins proprets où l’on vendra un authentique artisanat ouzbek made in China?
Non, décidément le monde ne gagne rien à être désenchanté.