La carte n’est pas le territoire…
Borgarfjördur, c’est le fjord de la colline (borg) des elfes (arf ou alf). Près du village de Bakkagerđi se dresse Alfaborg, une petite colline coincée entre un camping et un « frisbee golf », notoirement connue pour abriter le château de la reine des Elfes.
A l’ouest du village, se dresse la chaîne du Dyrfjöll (1136 m), laquelle sépare de hautes vallées: côtés est, les vallées de Jöluldalur et de Dimmidalur; côté ouest la vallée de Storurd. Ces trois vallées sont, à ce qu’on dit, les havres de trois communautés d’Elfes.
Storurd, c’est Le site de la région, celui que tout le monde va voir. De nombreux chemins de randonnée, plus ou moins longs, plus ou moins abrupts y mènent. Nous y sommes allés par une voie courte mais pentue qui nous a offert un magnifique point de vue sur la vallée.
Storurd, c’est une sorte de gigantesque jardin japonais, mais sans arbres: juste de petits lacs bleus, un chaos d’immenses rochers et des prairies d’un vert intense… Les monts du Dyrfjöll et leurs neiges éternelles se dressent au-dessus, infranchissables…
Oui, le lieu est magnifique, mais y a-t-il encore des Elfes? Ou sont-ils partis, lassés d’entendre les incessants bavardages des hommes ou de constater leur terrifiant narcissisme, puisqu’aussi bien la plupart ne viennent ici que pour faire des selfies? Et puis l’harmonie elfique originelle a quelque peu été abîmée: on a tracé des chemins balisés par des jalons verts ou jaunes, on a planté des pancartes: il fallait préserver le site parce qu’il était trop couru. Éternel problème. Éternel paradoxe aussi: puisque pour préserver les sites naturels, on les dénature (que les auvergnats pensent par exemple aux escaliers du Pariou ou au chemin des chèvres qui conduit au Puy-de-Dôme…)
Alors, s’il reste encore des elfes ici, ils doivent être profondément acculturés: humains, trop humains que ces elfes-là… Pour tout dire, je n’ai pas senti que le site était habité. Il y avait trop de monde, trop de bruit, trop de taches humaines multicolores et gesticulantes. Pour entendre et voir les elfes, silence et solitude sont de mise; or un touriste silencieux, ce n’est rien d’autre qu’un oxymore…
Par chance, nous avions vu bien des elfes et des trolls la veille, de l’autre côté du Dyrfjöll, dans de hautes vallées secrètes. Secrètes parce que difficilement accessibles.
Le chemin dessiné sur la carte est annoncé comme non balisé. Nous ne tardons pas à comprendre qu’il n’est pour ainsi dire pas tracé. La carte n’est pas le territoire: comment ce bon et estimable Marius Jeronimus Trek a-t-il pu oublier cette constante, on se le demande! (Pour ceux qui n’auraient pas lu les constantes de Trek, c’est ici) Devant nous, il n’y a pas d’autres chemins que ceux, étroits, laissés par les moutons. Alors nous les suivons, passant de l’un à l’autre, à flanc de montagne, au-dessus d’un torrent, égrenant dans notre course, non pas des rimes comme ce Poucet rêveur de Rimbaud, mais de minuscules kerns, histoire de retrouver notre route au retour.
Et nous finissons par arriver aux Havres elfiques: deux hautes vallées enserrées de grands cirques où de vastes orgues de pierre chantent des messes païennes qui n’ont rien de noir.
Dans les creusets humides se dressent bien des trolls pétrifiés: comment se sont-ils laissés surprendre par la lumière? Mystère… Il y a là des familles entières. Le seul bruit est celui du vent. Des cercles de rochers abritent les elfes à n’en pas douter. Ils sont bien là, libres, tranquilles et en paix.
Nous ne restons pas trop longtemps pour ne pas les faire fuir. Au retour, nous effacons nos petits kerns et veillons, comme à l’aller, à ne pas marcher sur les fleurs ni les mousses…
Superbe ! Chut…