En Patagonie (3)

Jusqu’au pied de la Cordillère de Darwin

Arrivés à un des bords du monde, tout au bout de la Carratera Austral qui vient mourir au bord du Lac O’Higgins, nous avons fait demi-tour: 99 kms de piste, quarante minutes de bac pour franchir le fjord Mitchell jusqu’à Puerto Yungay, puis deux jours pleins sur un traversier qui se glisse dans l’entrelacs des fjords de Patagonie…

Maracas sur le traversier

Vous dire un peu le goût de ces secondes charnues, juteuses et sucrées comme des fruits d’été.
Nous longeons les terres d’aucun homme. Ces îles montagneuses qui dessinent le labyrinthe des fjords, nul ne les a jamais foulées. Les hommes ne font que passer sur la mer, dans un silence sacré, un peu écrasés par l’extraordinaire présence des éléments.

Ils ne se sont fixés qu’en de rares endroits, là où il était possible d’accoster, comme à Puerto Eden où notre bateau fait escale quelques heures, le temps de charger des sacs de pommes de terre.

Puerto Eden

Que font les hommes ici?  Pourquoi se sont-ils installés là? Pourquoi cet endroit leur a-t-il semblé un paradis au point de lui avoir donné ce nom? Quel enfer ont-ils donc connu avant d’arriver là? Peut-être de terribles tempêtes, ou bien des jours sans vent, qui sait?

Partout ailleurs, les grandes îles sont abruptes, présentant des falaises escarpées recouvertes d’arbres presque jusqu’au ras de l’eau. De longues cascades comme des chevelures sans fin relient les sommets à la mer.
Nous sommes dans le sillage de Magellan, avec l’impression d’être des pionniers dont l’étrave fend pour la première fois les eaux. A tribord, bien loin derrière les îles, c’est le Pacifique, immense et incertain; à bâbord, caché lui aussi, c’est le titanesque Campos de Hielo Sur, un glacier démesuré, qui s’étend sur 16800 km2. De temps à autre, on aperçoit un de ses sommets, étincelant de blancheur sous la lumière diurne ou couleur d’or et d’ambre au couchant. Au loin, presque imperceptibles, flottent des icebergs bleutés…

Campos de Hielo Sur
Campos de Hielo Sur
Campos de Hielo Sur
Campos de Hielo Sur

Les eaux sont étales, le navire file à  9 noeuds (17km/h environ). La parfaite vitesse pour embrasser la démesure de ce paysage infini.

On aperçoit parfois un phoque qui bondit hors de l’eau ou qui se prélasse le ventre à l’air. Des colonies de Goélands posées sur les eaux fuient les turbulences générées par notre bateau. C’est que les machines humaines sont si bruyantes!  On se prend alors à rêver de carraques, de goélettes, de caravelles, ou même d’un simple canoë, n’importe quel esquif silencieux conviendrait mieux à la majesté du paysage que ce traversier sans charme au ronronnement assourdissant. Nous sommes les seuls étrangers à en arpenter le pont. Il y a tout au plus 25 passagers sur ce bateau qui peut en accueillir une centaine…

Ci et là,  les marins ont accroché des phares aux rochers, au bord des chenaux dangereux. Une épave échouée sur un haut-fond sert d’île aux oiseaux.

La navigation est si paisible pourtant.
C’est la Région de Magellan et de l’Antarctique chilien, la dernière sur la carte, où l’on trouve le village le plus austral du monde, non pas Ushuaïa (Argentine) comme on le croit souvent, mais Puerto Williams (Chili), où le monde s’achève en un chapelet d’îles qui forment Le Cap Horn, le rêve et la terreur de tous les marins…
L’Amérique du sud et la Patagonie se terminent par un doigt divin tendu vers celui des folies glaciaires australes, dessinant une gigantesque fresque sixtine géographique.

Nous accostons à Puerto Natales avec quatre bonnes heures de retard, et c’est tant mieux car sans cela, nous n’aurions pas eu les résultats de nos PCR à temps: les mails nous parviennent quelques minutes avant de jeter l’ancre.

Dans les marges de Puerto Natales

Il est tard. Bien que ce soit théoriquement interdit, la ville étant en phase deux, nous restons dormir à Puerto Natales, dans les marges de cette cité sans charme, un peu sale, un peu triste et déserte en cette ère covidienne.

Le lendemain, après avoir fait quelques courses, nous filons par la Routa del fin del Mundio, x km de ligne droite à travers les pampas semées de guanacos, de nandous et de flamands roses…

Nous roulons jusqu’au bord d’une lagune où nous bivouaquons dans les enchantements lumineux du crépuscule et de l’aube.

Ici commence la Terre de feu, même si au sens strict, c’est la grande île qui se trouve un peu plus bas. Pour y aller, nous prenons à nouveau un lent traversier qui franchit le fameux détroit de Magellan, celui-là même que le navigateur a mis tant de temps à découvrir et pour lequel il a sacrifié tant d’hommes…

De l’autre côté du bras de mer, c’est le même paysage de pampas, les mêmes routes et pistes qui poursuivent l’horizon jusqu’aux lointains dentelés de la cordillère de Darwin. Mais ici, il y a quelque chose en plus, une folie qui tournoie et hurle: le vent! Un viento de locura qui transforme les steppes australes en une mer agitée, secoue notre camionnette et fait tintinnabuler la cheminée métallique de notre domicile temporaire, un de ces petits refugios de bois mis gracieusement à la disposition des voyageurs au bord des solitudes…

Le nôtre est un peu sale, la porte de PVC a été arrachée et remplacée par un panneau de bois qui ferme mal, l’endroit a bien vite été vandalisé pour voir qu’il n’existe que depuis septembre 2018, mais il y a encore une table, un banc, des toilettes sèches et surtout des fenêtres qui semblent des tableaux accrochés aux murs. A droite du poêle, un charmant graffiti affirme « All clitoris are beautiful« : qu’on se le tienne pour dit!

Nous nettoyons les lieux et nous décrétons propriétaires provisoires de la cabane ainsi que de l’immense territoire qui l’entoure.
C’est dans cette petite pièce de 6 ou 7 m2 que nous cuisinons, écrivons, lisons, le temps d’une halte non loin de la Bahia Inutil où a élu domicile une colonie de manchots empereurs, que nous ne verrons que de très loin car l’endroit est pour l’instant fermé aux visiteurs. Au retour peut-être…

Prise de tête?
Manchots empereurs très, très loin…

Nous passons plusieurs jours dans notre petit refugio, l’abandonnant une journée pour aller prendre une douche et recharger nos appareils électriques dans la minuscule et déserte gare routière du tout aussi minuscule  village de Cameron, que nous finissons par appeler Crevette par un lent processus phonetico-sémantique. De Cameron à Camaron, puis de Camaron à sa traduction: crevette.

A Crevette…


Dans notre refugio, nous sommes au début de rien, dans une sorte de non lieu, de no man’s land de bord de piste. Cette steppe qu’on appelle pampa est une étendue qui semble sans fin, faite de vagues moutonnements d’herbes et de buissons épineux où paissent moutons et guanacos sauvages.

Pas d’arbres, pas de villages, rien, juste le vent et les oiseaux. Au loin, la mer éblouie par le soleil, brille. Elle s’éteint sitôt que passe un nuage. Nous faisons du feu dans le poêle, y cuisons des pommes-de-terre.
En repartant, nous emportons nos ordures et celles de nos prédécesseurs pour aller les jeter à Crevette où nous faisons encore escale une nuit, pour les mêmes raisons que la première fois et pour acheter 4 sachets de soupe et 2 boites de cœurs de palmiers dans une minuscule échoppe de 10 m2 qui n’ouvre que le soir ou sur appel téléphonique.

Nous reprenons la route, mettons de l’essence dans une usine à Russfin, étrange endroit qui ne ressemble à rien de connu, passons par Pampa Guanaco la bien nommée, jusqu’au Lago Blanco, un lac glaciaire qui ressemble à une mer. L’endroit est magnifique mais balayé par un vent glacial malgré le soleil. Nous nous installons à l’abri entre les arbres.

Le soir, nous recevons la visite de trois zorros, trois renards et assistons à une petite bataille de territoire.

Le lendemain, nous partons pour le bout de la route. Deux bouts en fait: celui de la Y851, qui longe l’immense et fabuleux lac Fergnano et s’arrête soudainement au milieu de nulle part, en attendant qu’on veuille bien finir de la mener jusqu’à Puerto Williams;

Fin de la Y851

et la Cruce Y851 qui s’arrête à Caleta Maria, au bord du Fjord. Trois maisons cabanes, une caravane, un ponton délabré, un livre d’or dans le tiroir d’un petit autel profane à la gloire de cette route de la fin du monde et de la fin des temps comme l’annoncent des morceaux de bois flotté peints, voilà Caleta Maria.

Nous avions prévu de nous arrêter là, mais nous rencontrons Juan, un ancien pêcheur reconverti qui mène les touristes au pied de la Cordillère de Darwin dans un bateau d’une douzaine de places. Sa petite agence s’appelle El viejo lobo de mar, le cliché nous fait sourire. Il nous invite à boire le café dans sa caravane. Le courant passe. Il y a là aussi Christian, un ancien militaire venu pour réaliser un petit film de promotion de la région. Rendez-vous est pris pour le lendemain 8 heures.
Le lendemain matin, nous trouvons Juan en train de préparer un ceviche de saumon pêché le matin même. C’est pour le repas de midi, nous dit-il.

Pêchés du matin…

Nous partons en compagnie d’une famille de chiliens, la grand-mère, un couple et ses deux enfants de moins de 5 ans. Nous avons l’impression de partir avec des amis, ou en famille…

Deux heures de bateau pour arriver au fond du Fjord. Juan et Christian se relaient à la barre. Nous nous arrêtons près d’un bateau de pêcheurs le temps d’acheter des pétoncles pour le repas de midi. Juan cuisine dans la cabine.

Le paysage est une merveille absolue et démesurée.  Au fond du Fjord, trois glaciers se jettent dans la mer.

Nous accostons, buvons un pisco sour avec des glaçons glaciaires, mangeons un fabuleux riz aux pétoncles puis partons pour une petite randonnée au pied du glacier des Néo-Zélandais.

L’endroit est cher au cœur de Juan. En 1950, un avion de reconnaissance de la Terre de Feu s’est écrasé là, le pilote est mort. C’est  Juan qui bien des années plus tard a mené le fils du pilote disparu et sa mère jusqu’aux restes de l’avion. Depuis, il y a une stelle au pied des glaces. Juan a aussi servi de guide à plusieurs réalisateurs de films documentaires dans la région.

Le glacier des Néo-zélandais étend ses glaces bleues au pied du mont Darwin. L’endroit est proprement irréel.

Le mont Darwin

Au retour, nous croisons un phoque léopard qui se prélasse sur un iceberg, animal que théoriquement on ne peut voir qu’en antarctique. Nous avons donc énormément de chance.

Juan Poséidon…

Le soir, nous sommes invités dans la caravane de Juan, en compagnie de la famille chilienne. Au programme, dégustation de vins chiliens, guitare et chansons. Nous sommes loin de comprendre tout ce qui se dit parce les chiliens ont tendance à parler très vite, mais ce n’est pas grave. Voyager, c’est aussi ne rien comprendre, remplacer le langage par l’intuition.

Le lendemain, nous apercevons pour la première fois un condor posé sur le sol, jusque-là, nous n’en avions vu que de loin et en vol. Nous allons faire le plein d’eau dans une rivière bleue puis nous élisons domicile sur une éminence qui domine le lac Fergnano pour une journée de contemplation tranquille. Le lac Fergnano s’étend jusqu’en Argentine, enserré de montagnes. Il se métamorphose sans cesse de l’aube au soir.

Il va falloir penser à remonter vers le nord, nous commençons à sérieusement manquer de vivres et Porvenir (5000 habitants), la plus grande ville de Terre de Feu est à 344 km…

Au retour, nous nous arrêtons à nouveau dans notre refugio.

Nous allons enfin voir la seule colonie de manchots empereurs du continent. Cette colonie existait il y a 6000 ans comme en témoigne un site archéologique non loin. Elle a été décimée par les pêcheurs au XVIIe siècle et s’est miraculeusement reconstituée il y a dix ans. Cette année, il y a eu 30 petits.

Nous filons ensuite à Porvenir, faisons réparer le pot d’échappement de Maracas que j’ai malencontreusement tordu contre un talus et élisons domicile à 8 km de la ville, au bord de la mer. Nous sommes accueillis par des dauphins de Commerson.

En début de nuit, nous recevons plusieurs alertes Tsunami sur nos portables chiliens. Nous devons quitter la zone côtière. Nous nous réfugions sur les hauteurs de Porvenir. En fait, un séisme de magnitude 8,2 a eu lieu en Nouvelle-Zélande et la possibilité d’un petit tsunami de 1 mètre n’est pas exclue. L’alerte sera finalement levée le lendemain à 10 heures.

A 14 heures, nous prenons un bateau pour Punta Arenas. Au revoir la Terre de Feu!

Une réflexion sur « En Patagonie (3) »

  1. Lecture passionnante..des photos et films dignes d’un grand documentaire….Merci….parfois,je me demande comment il vous sera possible de revenir……

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *